Le Ring à Bayreuth en 1953 : Joseph Keilberth exalte le chant

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Richard Wagner (1813-1883) : Der Ring des Nibelungen. Hans Hotter (Wotan, Wanderer), Martha Mödl (Brünnhilde), Wolfgang Windgassen (Siegfried), Ramón Vinay (Siegmund), Regina Resnik (Sieglinde), Gustav Neidlinger (Alberich), Joseph Greindl (Fafner, Hunding, Hagen), Ira Malaniuk (Fricka, Waltraute), Rita Streich (Waldvogel), etc. ; Chœurs et Orchestre du Festival de Bayreuth, direction Joseph Keilberth.  1953. Notice en anglais et en allemand. 14 h. 15’. Un coffret de 12 CD Pan Classics PC 10461

1953 : troisième festival depuis la réouverture de Bayreuth, deux ans auparavant. Hans Knappertsbusch, qui, avec plus de cinquante représentations à son actif, sera un pilier de la Colline sacrée, a officié dès 1951 pour Parsifal et pour le Ring. Il est encore présent pour Parsifal en 1952, mais un problème surgit : le chef n’apprécie pas vraiment les mises en scène de Wieland Wagner ni sa façon de diriger les chanteurs. Le désaccord se concrétise en 1953 par l’absence de Knappertsbusch à l’affiche (cela s’arrangera ensuite), alors que deux Ring sont programmés. Joseph Keilberth, qui a déjà été en charge de celui du deuxième festival, assure les représentations des 25-27 et 29 juillet 1953, Clemens Krauss s’occupant de celles du mois d’août, et de Parsifal ; quant à Keilberth, il dirige aussi la nouvelle production de Lohengrin

Knappertsbusch et Krauss sont de la même génération : le premier est né en 1888, le second cinq ans plus tard ; ils ont en commun une particularité : leurs patronymes commencent par un K, comme d’autres chefs appelés à Bayreuth entre 1951 et 1965 (Karajan, Kempe, Krips, Klobucar).  Joseph Keilberth, lui aussi membre du club des « K », est plus jeune : il est né en 1908. Il a dirigé à Prague et à Dresde, avant de fonder le Symphonique de Bamberg, dont il assumera la direction à partir de 1950 pour un mandat de près de vingt ans. Il est aussi directeur musical de la Philharmonie de Hambourg. Chef dans la grande tradition allemande, probe, sérieux, scrupuleusement attaché à la partition, il est très attentif au développement des voix dans un contexte favorable, celui d’un écrin émotionnel dans lequel elles peuvent s’épanouir. Il ne s’efface pas devant les chanteurs, il leur permet, dans ce lieu si particulier qu’est Bayreuth, de respirer er d’exprimer leurs sentiments. La notice du critique d’opéra anglais Michael Tanner ne manque pas de signaler que les chanteurs vénéraient Keilberth pour cette raison. Tanner fait aussi allusion à un journal tenu par le chef, dans lequel sont notées de perspicaces impressions des soirées données.  

Pour cette année 1953, deux Ring sont donc prévus. Keilberth dirige le premier. Avec un plateau vocal dont l’énumération des noms donne des frissons de plaisir rien qu’à les découvrir. Et, dans le chef de certains, quelques premières fois : pour Hans Hotter, l’une des plus grandes gloires de Bayreuth, en Wotan ; pour Martha Mödl en Brünnhilde (Astrid Varnay, qui a chanté le rôle en 1951/52, va la remplacer pour Krauss en août), et pour Wolfgang Windgassen en Siegfried (i le sera jusqu’en 1958). Autre spécificité de 1953 : c’est la seule année pour laquelle on possède les enregistrements des deux cycles. 

Le Ring de Clemens Krauss (Orfeo, 2010) est généralement considéré comme légèrement supérieur à celui de Keilberth, en raison d’une direction enflammée qui porte l’orchestre vers de grandioses sommets. On ne déniera pas à Krauss, dont ce fut la dernière apparition à Bayreuth (il décédera le 16 mai 1954 à Mexico), cette plus-value orchestrale, alliée à une intelligibilité du chant. Mais, à l’écoute de la version de Keilberth, qui, en quelque sorte, peaufine l’essentiel du plateau vocal pour le second cycle de représentations, on est happé par un art du chant qui se déploie sous cette baguette attentive, qui sait varier les climats, surtout poétiques, et assurer au discours orchestral une fluidité toujours en éveil, qui n’oublie pas l’éloquence instrumentale.

Le plateau vocal, dont la majorité est dans la fleur de la quarantaine, est étincelant. Hans Hotter triomphe en Wotan ; Wolfgang Windgassen rayonne en Siegfried, rôle qu’il va ne cesser de porter au plus haut pendant des années. Martha Mödl, Kundry en 1951 et Isolde en 1952, est, comme l’a écrit André Tubeuf, une grande mezzo intacte, saine, vibrante d’intensité, capable de se révéler véhémente et de créer l’unicité de la musique et des mots. La longue distribution est d’une qualité qui fait rêver et qui correspond aux attentes de cette période glorieuse du chant wagnérien. On accordera une oreille tout aussi attentive à d’autres piliers du festival : Ramón Vinay, ce grand spécialiste d’Otello, en Siegmund, Gustav Neidlinger en impressionnant Alberich, ou le polyvalent Joseph Greindl dans trois rôles. On saluera tous les autres, dont Rita Streich, qui à 32 ans, incarne le délicieux oiseau de la forêt.

Pan Classics a proposé d’autres coffrets, qui sont à thésauriser : c’est le cas du fabuleux The Cosima Era, qui présentait plus de trois cents enregistrements d’une petite centaine de chanteurs de la période 1900-1930 (2013), ou un autre Ring, de 1960, confié à Rudolf Kempe, avec Birgit Nilsson en Brünnhilde (2020). Pour 1953, la chance de posséder les deux productions de cette année fastueuse invite à la présence, dans toute discothèque wagnérienne, de chacune d’elles. On est en tout cas, à chaque fois, sur les cimes de la discographie.   

Son : 7    Notice : 9    Répertoire : 10    Interprétation : 10

Jean Lacroix  

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