Le 12 août 1955, à Bayreuth, le vibrant Siegfried de Joseph Keilberth
Richard Wagner (1813-1883) : Siegfried, opéra en trois actes. Wolfgang Windgassen (Siegfried), Martha Mödl (Brünnhilde), Hans Hotter (Der Wanderer), Paul Küen (Mime), Gustav Neidlinger (Alberich), Joseph Greindl (Fafner), Maria von Ilosvay (Erda), Ilse Hollweg (L’oiseau de la forêt) ; Orchestre du Festival de Bayreuth, direction Joseph Keilberth. 1955. Notice en allemand et en anglais. 230’ 41’’. Un coffret de 3 CD Hänssler Profil PH23003.
Lors de la réouverture du Festival de Bayreuth en 1951, Wilhelm Furtwängler dirige le 29 juillet la Neuvième de Beethoven, une version devenue mythique. Les soirées suivantes accueillent Herbert von Karajan et Hans Knappertsbusch pour deux Ring, Les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg étant confiés au premier nommé, Parsifal au second. Ces deux baguettes prestigieuses ne font en réalité qu’inaugurer un phénomène singulier qui va se reproduire jusqu’en 1965. Plusieurs chefs invités auront la particularité d’avoir un patronyme commençant par la lettre K : Joseph Keilberth, Rudolf Kempe, Clemens Krauss, Berislav Klobučar, Josef Krips, et encore Knappertsbusch (plus de cinquante représentations à son actif), vont se produire à la tête de l’orchestre du festival. On pourrait presque y ajouter Böhm : si son nom ne commence pas par la onzième lettre de l’alphabet, c’est le cas pour son prénom, Karl ! Ce relevé revêt sans doute un caractère anecdotique, mais il a un côté amusant. D’autres chefs remarquables seront bien sûr engagés pendant cette période de quinze années : Eugen Jochum, 1953/54 ; André Cluytens, 1955 à 1958 ; Wolfgang Sawallisch, 1957 à 1962…, forgeant la légende de la Colline sacrée.
Dans le cas présent, c’est Joseph Keilberth (1908-1968) qui est concerné. Né à Karlsruhe, il dirige l’Opéra allemand de Prague de 1940 à 1945, puis l’Opéra de Dresde de 1945 à 1951. Fondateur de l’Orchestre de Bamberg en 1950, dont il sera le meneur de jeu jusqu’à son décès, il est en même temps directeur musical de la Philharmonie de Hambourg et directeur général de la musique à l’Opéra de Munich. Il meurt d’une crise cardiaque, le 20 juillet 1968, en pleine représentation munichoise de Tristan et Isolde, au moment du duo d’amour So Starben wir… Le lieu est marqué par le destin : Félix Mottl avait connu le même sort, sur cette scène, le 21 juin 1911 (il décédera le 2 juillet) lors du même spectacle wagnérien ; Giuseppe Patanè succombera, toujours à Munich, le 29 mai 1989, pendant une représentation du Barbier de Séville.
À Bayreuth, Keilberth dirige Lohengrin (1953/54), Tannhäuser (1954/55) et Le Vaisseau fantôme (1955/56), ainsi que le Ring, de 1952 à 1956. Celui de 1955 a fait l’objet d’un superbe coffret Testament (2006) dans un son stéréo, avec Astrid Varnay dans le rôle de Brünnhilde, autre cycle de cette année-là. Le coffret Hänssler d’aujourd’hui propose la soirée du 12 août. Tout en reconnaissant ses mérites, qui ne s’arrêtent pas à Wagner, d’autres opéras, dont Arabella, Intermezzo ou Die Frau ohne Schatten de Richard Strauss, Obéron de Weber ou Palestrina de Pfitzner, étant magnifiquement servis, la postérité n’a pas vraiment mis Joseph Keilberth sur le même piédestal que d’autres chefs de son époque. À tort, comme le démontrent ici une narration fluide, une solide pâte sonore, une variété de climats (poétiques Murmures de la forêt), une énergique vitalité, ainsi qu’une élasticité du discours orchestral (cuivres éloquents). Keilberth sait comment permettre aux chanteurs de performer, leur offrant un écrin émotionnel au sein duquel ils peuvent s’épanouir.
En tête de la distribution (un plateau de rêve !), Wolfgang Windgassen est un Siegfried rayonnant. Ce ténor a passé près de vingt ans au Festspielhaus à partir de 1951, y tenant une multiplicité d’emplois dans une série de productions. Robuste et éclatant, il domine son personnage, sa prestation se libérant de plus en plus au fil du temps, selon son habitude. Martha Mödl, Kundry dès 1951 avant d’incarner Isolde, habite avec éclat mais aussi dépouillement le rôle de Brünnhilde. La quarantaine venue, sa voix, dont la longévité la conduira à La Dame de pique, à Vienne, pour ses 80 ans, a une intensité vibrante qui fluidifie le son. La notice de Bernd Zegowitz rappelle que la cantatrice considérait Brünnhilde comme le rôle le plus difficile du Ring pour elle, malgré sa relative brièveté, et qu‘elle devait l’aborder avec prudence, étant au-dessus de son registre. Elle applique avec art cette lucide affirmation. Ses duos de l’Acte III avec Windgassen sont des moments exaltants.
Le reste de la distribution fait rêver tout autant : Hans Hotter, l’un des piliers du « Nouveau Bayreuth » de Wieland Wagner, est, Wotan accompli, un souverain Wanderer. Paul Küen se révèle un Mime des plus remarquables. On y ajoute le sombre et troublant Fafner de Josef Greindl, l’Erda pleine d’humanité de Maria von Ilosvay, l’Alberich impressionnant de Gustav Neidlinger, et le lumineux oiseau chanté par Ilse Hollweg. Quelques photographies en noir et blanc montrent les rôles masculins, avec visages et attitudes de cette époque glorieuse. Quelle puissance s’en dégage !
La qualité du son en public, bien retravaillée par Holger Siedler, du THS-Studio de Dormagen, à une vingtaine de kilomètres de Düsseldorf, fait honneur à l’éditeur. Les bruits de scène ajoutent de la vie et de la dynamique à l’action. Voilà une mémorable soirée d’août 1955, que tout mélomane revivra avec plaisir.
Son : 7 Notice : 8 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix