Le Villi, le premier opéra de Puccini : une réussite munichoise
Giacomo Puccini (1858-1924) : Le Villi, opéra ballet en deux actes. Anita Hartig (Anna), Kang Wang (Robert), Boris Pinkhasovich (Guglielmo) ; Chœurs des Bayerischen Rundfunks ; Orchestre de la Radio de Munich, direction Ivan Repušić. 2024. Notice en allemand et en anglais. Texte non inséré. 60’ 10’’. BR Klassik 900359.
Au printemps de l’année 1883, l’éditeur Edoardo Sonzogno, propriétaire à Milan du Teatro Lirico, créait un concours d’opéras en un acte, qui permettra à Mascagni de remporter les suffrages, six ans plus tard, avec Cavalleria rusticana. Puccini eut moins de chance lorsqu’il participa à la première édition. La palme revint à deux figures totalement oubliées, Guglielmo Zuelli et Luigi Mapelli, qui, comme Puccini, avaient curieusement fait appel au même librettiste, Ferdinando Fontana (1850-1919), qui sera aussi, en 1889, l’auteur du texte du deuxième opéra de Puccini, Edgar. Le sujet choisi était extrait d’un volume de contes et de nouvelles du Parisien Alphonse Karr (1808-1890) ; ce récit portait pour titre Les Willis et était inspiré par un recueil de Henri Heine dont Théophile Gautier s’empara. Il allait devenir l’argument du ballet Giselle d’Adolphe Adam en 1841.
L’échec de Puccini au concours n'entravera pas la survie de l’œuvre : grâce à l’intervention d’Arrigo Boïto, elle fut jouée, avec son titre italianisé, au Teatro del Verme le 31 mai 1884, avant d’être, sous l’impulsion d’un autre éditeur, Giulio Ricordi, révisée en une version en deux actes, qui fut créée au Teatro Regio de Turin le 26 décembre suivant, puis présentée à la Scala un mois plus tard, avec un accueil plus réservé. Ce qui n’empêcha pas sa reprise à Hambourg par Mahler ou à New York par Toscanini. Depuis, ce premier opéra de Puccini a connu une carrière inégale, malgré ses séduisantes qualités, son agencement entre airs et moments orchestraux, et sa durée d’environ une heure.
Un bref résumé de l’action s’impose. Nous en empruntons les grandes ligne à l’ouvrage consacré à Puccini par Dominique Amy (Seghers, 1970) : Roberto, jeune paysan de la Forêt noire, quitte sa fiancée Anna, malgré les appréhensions de celle-ci, pour aller recueillir un héritage familial à Mayence. Mais il se laisse séduire par une femme qui le dépouille de tout son bien. Il rentre chez lui avec l’espoir d’être pardonné. Entretemps, Anna est morte de chagrin. Son âme a été recueillie par les Villi, fantômes de femmes abandonnées, qui obligent les amoureux volages à danser jusqu’à la mort. Ce sera le cas pour Roberto : il croira tenir sa promise dans ses bras, mais c’est un fantôme qui l’entraînera au bout de l’épuisement. Sur cette trame mélodramatique, le jeune compositeur, alors influencé par le romantisme allemand et par Wagner, mais aussi par Verdi et la musique française de Bizet ou Gounod, a élaboré une partition au sein de laquelle, au-delà d’airs bien troussés et de chœurs abondants, l’orchestration est soignée et riche, ce dont témoigne tout particulièrement l’interlude symphonique en deux parties (L’Abandon et Le Sabbat), ajouté entre les deux actes.
Le présent album propose une version scénique, captée en public au Prinzregentheater de Munich lors des séances organisées du 11 au 13 octobre 2024. Trois personnages se partagent l’action, la présence d’un récitant, que Tito Gobbi incarna jadis dans la version Maazel, ayant été supprimée. On apprécie, au cours de cette soirée, la sensibilité mélodique distillée par les pupitres munichois, sous la direction subtile du chef croate Ivan Repušić (°1978), en charge de l’orchestre depuis la saison 2017/18, le lyrisme débordant qui annonce les futurs chefs-d’œuvre pucciniens, la recherche permanente de couleurs personnalisées et la prestation d’un chœur superlatif.
Les solistes vocaux sont excellents. La soprano roumaine Anita Hartig (°1983), qui s’est déjà fait applaudir dans d’autres rôles de Puccini, comme celui de Mimi dans La Bohème, incarne remarquablement, avec une voix aux aigus clairs et un engagement audible, une Anna sensible, désespérée par la prémonition de son abandon, puis brisée par la réalité, avant de se révéler vengeresse. Son air Se come voi piccina io fossi, qui témoigne de ses appréhensions face au départ de son fiancé, est très émouvant. Le ténor australo-chinois Kang Wang (°1988), timbre maîtrisé et prestance assurée, révèle un tempérament dramatique, qui trouve un point d’orgue à l’acte II, lorsqu’il rêve de son amour perdu dans l’air Torna ai felici di. Le moment où il est mis face à lui-même par le spectre d’Anna (Tu dell’infanzia mia) est poignant. Le rôle de Guglielmo, le père d’Anna, est assuré avec hauteur de vue et chagrin retenu par le baryton russo-autrichien Boris Pinkhasovich (°1986). On regrettera que la notice de présentation n’accorde pas la moindre ligne à ces trois chanteurs de qualité, alors que des pages bien fournies évoquent l’orchestre, le chœur et le chef. Il y a là une fâcheuse absence que nous déplorons.
La discographie de Le Villi comporte des versions d’intérêt inégal, dirigées par Antonio Basile à Turin (Cetra, 1954), Anton Guadagno à Vienne (RCA, 19712, Myer Fredman à Adelaïde (Chandos 1979), Bruno Aprea à Martina Franca (Nuova Era, 1994) ou Marco Guidarini à Radio-France (Naïve, 2002), mais elle est dominée par la remarquable interprétation de Renata Scotto, Plácido Domingo et Leo Nucci (Tito Gobbi est récitant, nous l’avons dit) avec le National Philharmonic Orchestra que dirige Lorin Maazel (Sony, 1979). Un plateau idéal, que celui du présent album vient concurrencer sans complexe. On salue avec un vif intérêt cet apport à une connaissance approfondie d’une partition dont de légers défauts de jeunesse du compositeur sont compensé par une énergie débordante, sous laquelle, avec le recul, on perçoit le génie futur de Puccini.
Son : 8 Notice : 6 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix