Le violoncelle enflammé de Xenia Jankovic pour Prokofiev et Khachaturian

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Serge PROKOFIEV (1891-1953) : Symphonie concertante pour violoncelle et orchestre op. 125. Aram KHACHATURIAN (1903-1978) : Concerto pour violoncelle et orchestre. Xenia Jankovic, violoncelle ; Orchestre symphonique de la RTS (Radio/Télévision de Serbie), direction Christian Ehwald (Prokofiev) ; Dejan Savic (Khachaturian). 2020. Livret en allemand, en anglais et en français. 72.57. Calliope CAL2076. 

Née en 1958 à Nis en Serbie, dans une famille serbo-russe de musiciens (sa mère est pianiste), Xenia Jankovic entame l’étude du violoncelle avec son père, chef d’orchestre, à l’âge de six ans. Elle donne son premier concert avec le Philharmonique de Belgrade trois ans plus tard. Elle poursuit sa formation à l’Ecole de musique de cette dernière ville, puis bénéficie d’une bourse d’état russe qui lui permet de travailler avec Mstislav Rostropovitch. Ce sera ensuite Genève auprès de Pierre Fournier, et Detmold avec André Navarra. Elle recevra aussi des conseils de György Sebök et de Sandor Vegh. En 1981, elle remporte le 1er Prix du Concours Gaspar Cassado à Florence. Sa carrière est lancée. Elle va bientôt se produire un peu partout avec orchestre et en récital. Sur le plan discographique, Xenia Jankovic a réalisé des enregistrements pour divers labels : Suites de Bach, Concertos de Dvorak, Elgar, Klengel, musique de chambre de Beethoven, Brahms ou Mendelssohn. Pour la firme Calliope, après les concertos de Haydn et les œuvres complètes pour violoncelle et piano de Beethoven (avec Nenad Lecic), elle propose aujourd’hui deux partitions concertantes du XXe siècle.

La Symphonie concertante de Prokofiev est l’une de ses dernières partitions, écrite un an avant sa disparition. Comme le rappelle Xenia Jankovic dans la notice qu’elle signe elle-même, le compositeur avait écrit un Concerto pour violoncelle op. 58, entamé à Paris en 1935 et achevé en Russie trois ans plus tard, à l’époque d’Alexandre Nevski. Sa création en 1938 n’est pas couronnée de succès ; Prokofiev prend conscience des critiques et tente un premier remaniement en 1940. Mais ce n’est que plus de dix ans plus tard qu’il se remet vraiment à la tâche. Xenia Jankovic précise : « En 1951 il décide de travailler avec Rostropovitch sur le Concerto op. 58. Rostropovitch nous explique qu’on lui demande d’écrire toute la cadence lui-même et Prokofiev travaillait avec. C’est ainsi que notre Sinfonia concertante est née et a été jouée avec succès en février 1952 à Moscou par Rostropovitch au violoncelle et Sviatoslav Richter comme chef d’orchestre ». La nouvelle partition reprend une grande partie du matériau du concerto de 1938 : l’Andante initial débute comme le précédent avec un plus vaste développement, l’Allegro giusto qui suit est retravaillé, avec des thèmes différents. Quant au Finale (Andante con moto), Prokofiev lui apporte plus de densité et aussi plus de sobriété. Xenia Jankovic en parle mieux que quiconque : « Pour nous violoncellistes, c’est un concerto fascinant et passionnant, car il montre toutes les facettes de notre instrument. La pièce est techniquement très exigeante et en même temps tellement bien écrite pour l’instrument. C’est vraiment un chef-d’œuvre de collaboration entre un compositeur et un interprète. Une structure intéressante, des ambiances contrastées et de merveilleuses mélodies de la période créative majeure de Prokofiev sont combinées avec la grande énergie éruptive du jeune Rostropovitch dans les passages rapides et les cadences. Tout cela donne à ce travail une beauté et une force très spéciales ! ». 

L’enthousiasme de la soliste se traduit dans son interprétation ardente et enflammée, de bout en bout engagée. Xenia Jankovic souligne avec justesse et profondeur la gravité du propos, comme la puissance mélodique, l’humour sous-jacent et le lyrisme éloquent. L’Orchestre de la Radio/Télévision de Serbie, fondé en 1937, est confié au chef allemand Christian Ehwald, né en 1953, qui a étudié auprès d’Arvid et Mariss Jansons au Conservatoire de Leningrad. Après s’être produit dans de nombreuses œuvres lyriques à l’Opéra d’Etat de Berlin, il a été directeur musical à Magdebourg de 1998 à 2003. Il est aujourd’hui, et depuis 2007, à la tête du Shenzhen Symphony Orchestra, en Chine. Ici, il entraîne la formation serbe dans un partenariat fougueux et généreux avec Xenia Jankovic, lui offrant l’espace nécessaire à sa virtuosité. Cette version de la Symphonie concertante, aux accents et au climat intenses, se souvient des leçons de Rostropovitch qui en a laissé, notamment, une version avec Malcolm Sargent (EMI, 1959) mais aussi un superbe live avec Seiji Ozawa (Erato, 1988). Pour la petite histoire, il n’est pas inutile de rappeler qu’en travaillant avec Prokofiev, Rostropovitch prit conscience de sa détresse financière et de son abandon par les autorités. Il n’hésita pas à se rendre auprès de Tikhon Khrennikov, grand patron de la musique inféodé au régime communiste, pour demander de l’argent pour Prokofiev. Acte de bravoure, car Rostropovitch alla jusqu’à menacer de faire un scandale s’il n’obtenait pas gain de cause. Il reçut cinq mille roubles (Michel Dorigné, Serge Prokofiev, Paris, Fayard, 1994, p. 702). Rostropovitch, on le sait, devait payer son audace (et quelques autres) au cours des années 1970.

Tikhon Khrennikov ! L’évocation du nom de ce compositeur-politicien (1913-2007) de triste réputation et au talent musical plus que discutable nous introduit dans la deuxième partie du programme de ce CD Calliope. Avant la chute du mur de Berlin, et peut-être même un peu au-delà, existait, rue du Midi à Bruxelles, un magasin destiné à la propagande communiste. On y trouvait des disques, des ouvrages glorifiant l’idéologie, mais aussi des volumes consacrés à la musique russe. Ceux qui ont eu la curiosité de pousser la porte du lieu n’ont pas manqué d’acquérir, pour un prix dérisoire, des livres provenant des Editions de Moscou ou des Editions Radouga, elles aussi moscovites (c’était une prolongation des Editions du Progrès). On y trouvait aussi bien Moussorgski que Tchaïkowski ou Rachmaninov dans des écrits parfois autobiographiques, mais aussi par le biais de nombreux articles introuvables ailleurs, émanant de la presse russe, ou des témoignages divers (compositeurs, musicologues, historiens…). Et tout cela en français ! Parmi les compositeurs ainsi proposés figurait un « Aram Khachaturian » de 315 pages, daté de 1983. Le contenu ? Une biographie, de nombreux écrits du compositeur lui-même, notamment sur ses rencontres avec Prokofiev, Chostakovitch ou Oïstrakh, et des portraits de ce créateur arménien par des contemporains, sans oublier un important cahier iconographique, où l’on pouvait voir Khachaturian avec Pablo Neruda, Charlie Chaplin, Ernest Hemingway ou le Pape Jean XIII. 

L’avant-propos de cet ouvrage sans nom d’auteur (mais on peut sans doute l’attribuer à un certain G. Tigranov qui apparaît en tête de l’introduction), est signé par Tikhon Khrennikov dans un style que l’on appréciera à sa juste et pénible mesure et dont nous reproduisons un extrait : « « Nous, ses confrères, de même que des millions de mélomanes en Union Soviétique comme dans bien d’autres pays, avons toujours prêté une oreille attentive au message d’Aram Khachaturian. Et ce message était invariablement celui d’un musicien soviétique, porte-parole du socialisme, le message d’un compositeur et d’un communiste. » Khrennikov avait le sens de la récupération, lui qui, à Moscou, lors de la prise de contrôle des musiciens par le Parti en janvier 1948, faisait partie de ceux qui, sous l’égide d’Andreï Jdanov, avaient mis au ban de la production artistique des collègues comme Chostakovitch et Prokofiev, mais aussi Khachaturian, les accusant de « formalisme » et de ne pas servir la cause du peuple par leur musique.

Dans la notice du CD, Xenia Jankovic écrit : « Mstislav Rostropovitch nous rapporte que Khachaturian se demandait s’il aurait pu devenir meilleur compositeur s’il n’avait pas vécu à cette époque terrible. » L’Arménien avait quitté le Caucase pour vivre à Moscou à l’approche de ses vingt ans. Son intention, lorsqu’il devint compositeur, était de dédier un concerto à chaque membre du trio Oborin/Oïstrakh/Knushevitzky. Dès 1936, le Concerto pour piano était joué par Lev Oborin ; l’exaltant Concerto pour violon destiné à David Oïstrakh vit le jour en 1940. Le compositeur fut alors honoré du Prix Staline. Il composa le dernier de la trilogie après la guerre, en 1946. Xenia Jankovic s’étonne que ce concerto qui évoque les souffrances de la Deuxième Guerre mondiale et peut-être le rappel du génocide arménien de 1915, avec des thèmes du folklore caucasien, ait été « critiqué par le comité communiste et ait conduit en 1948 à l’accusation d’écriture anti-prolétarienne ». Elle estime que le côté poétique subtil et l’expression musicale de la partition n’ont pas été compris. 

Dans la biographie de Khachaturian publiée par les éditions Radouga, citée plus avant, on peut lire à la page 61 : « Cette musique très mélodieuse et riche en thèmes traduit des sentiments profonds. Ainsi le 1er mouvement, qui se distingue par un très beau motif principal, d’une grande puissance émotionnelle, et par un deuxième motif écrit dans l’esprit des improvisations populaires. Dans le 2e mouvement, le Concerto atteint au sommet de son développement lyrique et chantant. Le dernier mouvement est caractérisé par l’animation et la fougue. Aux rythmes de danses rapides succèdent dans le morceau central, un nouveau thème mélodique improvisé, puis, dans la coda, le motif chantant du 1er mouvement ; ces thèmes affirment l’idée maîtresse de l’œuvre, c’est-à-dire la glorification de la vie. » Entre 1948 et 1983, les avis avaient évolué… même si la récupération de Khrennikov conserve son côté dérangeant.

Xenia Jankovic empoigne cette belle partition de Khachaturian, dont le climat n’est pas sans rappeler le dynamisme échevelé du Concerto pour violon, dans un vibrant et chaleureux engagement ; elle fait chanter les thèmes avec ivresse et imprime un élan irrésistible à la partition, rappelant qu’elle a bien assimilé les leçons de son professeur Rostropovitch. Le même orchestre serbe est dirigé cette fois par Dejan Savic, né à Belgrade en 1957, surintendant du Théâtre National de Belgrade depuis 2015. Il dirige aussi depuis 1993 la Compagnie d’opéra et de ballet de Belgrade. Ici encore, le soutien orchestral est riche en contrastes et en véhémence, accordant à cette partition fougueuse une juvénilité et un entrain bienvenus. Les deux prises de son ont été effectuées en public en 2014 dans la salle de concert de la Fondation Kolarac à Belgrade. Si elles rendent bien justice au jeu enthousiaste et exubérant de la soliste, des effets de réverbération se font parfois ressentir, sans altérer de plaisir de l’écoute. Un très beau CD de musique russe !

Son : 8  Livret : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

 

 

  

 

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