Les Bijoux perdus de Jodie Devos sont des perles enfilées avec un art consommé

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Bijoux perdus. Victor Massé (1822-1884) : Galathée : Air de la lyre. Giacomo Meyerbeer (1791-1864) : Le Pardon de Ploërmel : Air de Dinorah ; L’Etoile du nord : Prière/Barcarolle. Ambroise Thomas (1811-1896) : Le Songe d’une nuit d’été : Cavatine d’Elisabeth et Air d’Elisabeth ; Mignon : Récit et Polonaise de Philine. Fromental Halévy (1799-1862) : Jaguarita l’indienne : Air de Jaguarita. Adolphe Adam (1803-1856) : Le Bijou perdu : Air de Toinon. Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871) : Manon Lescaut : Air de Manon ; La Part du diable : Air de Carlo. Jodie Devos, soprano. Flemish Radio Choir ; Brussels Philharmonic, direction Pierre Bleuse. 2022. Notice en français, en anglais et en allemand. Textes des airs chantés, avec traduction anglaise. 64.33. Alpha 877.

Chaque récital de Jodie Devos va-t-il être un moment de bonheur dont on attend la saveur avec une gourmande délectation ? Les nombreuses qualités de la soprano belge (voix souple et limpide, fraîcheur, musicalité expressive, virtuosité soignée, franchise des accents, délicatesse, raffinement…) sont à nouveau mises en valeur dans un troisième récital pour Alpha, après un Offenbach colorature en 2019 (Joker Crescendo) et un éventail de mélodies anglaises, And love said… en 2021. Cette fois, il s’agit d’un hommage à la soprano Marie Cabel (1827-1885), qui fut notamment créatrice à Paris du rôle de Dinorah dans Le Pardon de Ploërmel de Meyerbeer en 1859, et de celui de Philine dans Mignon d’Ambroise Thomas en 1866, mais aussi acclamée dans des opéras d’Adam, Auber, Clapisson, Gevaert, Halévy et quelques autres.

Un portrait rapide de cette diva du XIXe siècle s’impose. Fille d’un officier de cavalerie de l’époque napoléonienne converti en comptable pour scène lyriques, Marie-Josèphe Dreullette, née à Liège, étudie le chant dans sa ville natale avant de poursuivre sa formation à Bruxelles où elle épouse en 1847 le professeur de chant namurois Georges Cabel. Si la séparation est rapide et suivie d’un divorce, la cantatrice conservera le nom de son ex-époux pour la scène. Elle achève ses études au Conservatoire de Paris, fait des débuts peu salués à l’Opéra-Comique, puis se produit à la Monnaie de 1850 à 1853, avant une prestation à Lyon. Elle y est remarquée par le directeur du Théâtre Lyrique parisien et engagée ; elle y preste pendant trois années, y chante notamment des œuvres d’Adam ou Halévy, avant un retour à l’Opéra-Comique. Les succès vont suivre, ainsi que les créations, dont celles de Meyerbeer ou de Thomas déjà évoquées, avant celle du Premier jour du bonheur d’Auber en 1868. On retrouve encore Marie Cabel à la Monnaie après 1870, mais sa personnalité est fragile et instable : après une attaque de paralysie, elle est internée à Maisons-Laffitte, où elle décède, âgée de 58 ans. Avec cet album, Jodie Devos fait œuvre utile et rend justice à cette cantatrice du XIXe siècle qui, ainsi que le rappelle la notice signée par Alexandre Dratwicki, du Palazzetto Bru Zane, complice de l’aventure discographique, fut la coqueluche de la capitale française dès ses 26 ans et était capable de contre-ut, contre-ré et contre-mi, enfilés sans effort en collier de perles à triple rang. Une jolie précision qui cerne un talent vocal qui fut aussi sensible et dramatique.

Intituler Bijoux perdus, ce récital étincelant est une appellation on ne peut plus appropriée. Jodie Devos nous rend en effet l’Air de Toinon extrait du Bijou perdu (1853) d’Adolphe Adam, qui est une romance, pleine de mélancolie, à l’instant où une femme est quittée. Une bien belle parure que la soprano fait miroiter avec une émotion sincère. La tendresse, l’art de dire et la finesse de la comédienne ne sont jamais absents chez Jodie Devos ; elle a l’art de rendre présents presque charnellement les moments chantés. On s’en rend compte tout au long d’autres « bijoux perdus », rares ou peu connus, dans lesquels la diversité de l’esprit et du goût de la cantatrice font merveille. Le programme s’ouvre avec l’inspiration poétique de l’Air de la lyre, tiré de Galathée (1852) de Victor Massé, aux vocalises chatoyantes.

Il se poursuit par l’Air de Dinorah du Pardon de Ploërmel (1859) de Meyerbeer, avec son « ombre légère » si séduisante ; il se prolonge dans l’épanouissement du Songe d’une nuit d’été (1850) d’Ambroise Thomas à travers deux extraits qui offrent du rêve, dans un contexte où la délicatesse de Jodie Devos s’inscrit dans une sentimentalité qui n’est pas gratuite, mais maîtrisée. On est conquis, ô combien, lorsqu’arrive un intermède un peu inattendu, celui de l’Air et chant de guerre de Jaguarita l’indienne de Halévy (1855), qui, dit la notice, développe plusieurs facettes lyriques : le cantabile sentimental, le récitatif dramatique, l’invocation vengeresse. Marie Cabel y sera plébiscitée, comme Jodie Devos l’est aujourd’hui pour cette scène d’opéra-comique avec chœurs.

On n’en finirait pas de détailler chaque joyau de ce brillant panorama, qui va comme un gant à la soprano belge. On s’émerveillera tout autant avec la Prière et la Barcarolle (avec chœurs) de L’Etoile du nord de Meyerbeer, bijoux d’émotion, ou avec l’Air de Manon d’Auber, et son rêve qui enivre, pour, sans doute, avoir la sensation d’accéder au sublime avec le Récit et Polonaise de Philine de Mignon (1866). Jodie Devos est vraiment cette reine des fées d’Ambroise Thomas qui présente son sceptre d’or et ses trophées, plus vive que l’oiseau, plus prompte que l’air. Un feu d’artifice final pour un récital éclatant qui concrétise la recherche de ces « bijoux perdus » dans une exaltation pleine de panache et de volupté. On soulignera aussi la diction de notre soprano : c’est une leçon de clarté !

Les Chœurs de la Radio flamande sont impeccables lors de leurs courtes interventions. Quant au Brussels Philharmonic, mené par le Français Pierre Bleuse en totale complicité, il offre à Jodie Devos l’écrin qu’elle mérite. On alignera plusieurs pierres blanches pour saluer un album auquel on reviendra sans se lasser. Il y a là un vrai bonheur de chanter, communicatif et chaleureux.

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix



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