Offenbach et sa Vie parisienne originelle : une version délirante sur DVD

par

Jacques Offenbach (1819-1880) : La Vie parisienne, opérette en cinq actes. Version originelle complète. Jodie Devos (Gabrielle), Rodolphe Briand (Gardefeu), Marc Mauillon (Bobinet), Franck Leguérinel (Le Baron de Gondremarck), Sandrine Buendia (La Baronne de Gondremarck), Aude Extrémo (Métella) ; Chœur de chambre de Namur ; Les Musiciens du Louvre, direction Romain Dumas. 2021. Notice et synopsis en anglais et en français. Sous-titres en français, en anglais, en allemand, en japonais et en coréen. 178’00’. Deux DVD Naxos 2.110753-54. Aussi disponible en Blu Ray. 

La plus célèbre opérette française est-elle née défigurée ? C’est la question qui ouvre le texte de la notice de ce double DVD. Elle est pertinente : dès avant la création de La Vie parisienne, le 31 octobre 1866, sur la scène parisienne du Théâtre du Palais Royal, voué essentiellement à la comédie (Eugène Labiche y a été joué), des craintes surgissent quant à cette version en cinq actes d’après un livret très comique de Henri Meilhac et Ludovic Halévy, remarquable photographie du Paris de 1866 selon la formule du spécialiste d’Offenbach, Jean-Claude Yon. Les artistes, dont certains sont des comédiens aux qualités vocales inégales, sont quelque peu dépassés. Le doute s’installe. La décision de la commission de censure du 29 août 1866, qui impose des modifications de passages estimés trop suggestifs, vient s’y ajouter. Les librettistes se plient à la situation et écrivent des numéros de remplacement. D’autres retouches, remaniements et modifications vont suivre au fil du temps, pour aboutir à une fusion des actes IV et V lors de reprises, en France ou à l’étranger, notamment à Bruxelles. 

L’équipe scientifique du Palazzetto Bru Zane a mené une enquête de deux ans, centrée sur une autre question : Et si, à dire vrai, les deux actes jamais joués étaient les meilleurs de cette longue série de pages sans cesse remaniées ? Le propos part du principe que La Vie parisienne ne peut pas être attribuée à Offenbach seul et que le respect du livret originel des librettistes, avant la commission de censure, est à concrétiser, le compositeur l’ayant en quelque sorte validé puisque toute la musique existe dans une version piano/chant. Nous laissons au mélomane le soin de découvrir les autres arguments développés dans la notice, la présentation des sources utilisées, et les explications concernant quelques inserts musicaux, comme l’air d’Urbain et le final de l’Acte II.

Ce qui importe ici, c’est le résultat de cette version inédite, qui a fait l’objet d’une coproduction du Palazzetto Bru Zane avec le Théâtre des Champs-Elysées, les opéras de Rouen-Normandie, Montpellier et Tours, ainsi qu’avec l’Opéra Royal de Wallonie. C’est à Paris que François Roussillon, dont on connaît l’habileté dans ce domaine, a filmé les soirées des 23 et 27 décembre 2021, flamboyantes fêtes visuelles. La notice a raison de souligner que la présente version soulève immanquablement des interrogations quant à l’objet ainsi restauré et figé. Nous laisserons ce débat aux spécialistes, aux puristes et aux éventuels coupeurs de cheveux en quatre, pour centrer notre analyse sur le seul spectacle ici offert. Le couturier Christian Lacroix (°1951) signe à la fois la mise en scène, les décors et les costumes qui, on s’en doute, sont pimpants et de bon goût. Sauf erreur, c’est la première fois qu’il se plie à l’exercice. C’est une incontestable réussite. Planté sur deux niveaux, le décor, subtil et agréable pour la vue, se transforme selon les lieux de l’action : une gare, une chambre de maison, un grand hôtel, un restaurant. Des lumières dosées et intelligentes de Bertrand Couderc servent le propos qui est celui des accents débridés, du vaudeville franchement assumé et du tourbillon chorégraphique qui entraîne les interprètes dans une suite de prestations brillantes. Celles-ci portent la marque d’un comique exalté et débridé qui déclenche souvent chez le spectateur une irrésistible envie de rire.

Les multiples rebondissements du scénario relancent sans cesse l’intérêt, sans entraver la lucidité face à certaines longueurs qui apparaissent dans les actes IV et V. On s’y abandonne à une série d’excès, certes amusants, mais qui ont tendance parfois à allonger la sauce. Celle-ci prend : tout le plateau est chauffé à blanc et participe à une orgie collective, vocale et théâtrale qui emporte tout sur son passage. Le livret relève du burlesque. Gardefeu, lassé par des amours vénales, dont celle de Métella, se propose pour guider à Paris de nobles Danois, le baron et la baronne de Gondremarck ; il aimerait séduire cette dernière. Il les installe dans une chambre qu’il fait passer pour celle d’un grand hôtel. Des quiproquos naissent, des épisodes se succèdent, avec une gantière, un bottier et leurs pairs, et une mystification à laquelle participent des domestiques déguisés. Découvert par la tante de son ami Bobinet, Gardefeu se voit contré dans ses projets amoureux par Métella, qui interviendra pour réconcilier le couple scandinave. Un Brésilien, dont on entend la célèbre chanson à l’Acte I, va, de son côté, s’unir à la gantière Gabrielle.

Si la musique pétillante d’Offenbach est conduite avec enjouement et gaieté par Romain Dumas à la tête des Musiciens du Louvre, légers et subtils, si la chorégraphie de Glyslein Lefever procure des moments dansés bienvenus, si les couleurs et l’originalité des costumes de Christian Lacroix font merveille, si enfin la mise en scène se révèle imaginative et bondissante, c’est l’ensemble du plateau, Chœur de Chambre de Namur compris, qui emporte la palme d’un spectacle délirant. Il faut s’attarder un instant à chacun des artistes, totalement investis. On n’oubliera pas qu’il s’agit d’une comédie entrecoupée de nombreux passages chantés. Le théâtre est bien présent. Ceci exige des protagonistes des qualités de jeu scénique qui se révèlent d’une précision et d’un niveau remarquables. Ceci demande aussi une clarté d’élocution qui, elle aussi, défie ici toute concurrence. 

La distribution est tout simplement idéale. On placera en premier lieu un génial Franck Leguérinel qui, en baron de Gondremarck, est époustouflant de fantaisie, de drôlerie et d’abattage. Comment ne pas citer, au même niveau, une étincelante Jodie Devos en gantière Gabrielle, irrésistible dans ses interventions ? Avec une voix dont les aigus sont éclatants, elle imprime sa marque, aussi efficace dans le comique qu’elle peut l’être dans le drame. Son duo de l’Acte II avec le bottier Frick (formidable Eric Huchet qui incarne aussi le Brésilien et Gontran) est un régal, comme son air effronté Je suis veuve d’un colonel ou l’hilarante chanson de la balayeuse. Il faut souligner sans réserve la performance d’Aude Extrémo en Métella, qui propose du Rondeau de la lettre (Acte II) et de celui de l’Acte V, de vibrantes interprétations, marquées du sceau de l’émotion et de la féminité. 

Ici, tout le monde est au diapason de la perfection. C’est le cas des deux compères Gardefeu et Bobinet que Rodolphe Briand et Marc Mauillon rendent des plus attrayants, de Sandrine Buendia en délicate baronne de Gondremarck (son délicieux fabliau de l’Acte IV), d’Ingrid Perruche en Madame de Quimper-Keradac et de Caroline Meng en Madame de Folle-Verdure, sa nièce. Mention particulière pour Elena Galitskaya en délicieuse Pauline : la scène de séduction du baron à l’Acte III (L’amour c’est le cœur qui s’entrouvre) est prodigieuse de finesse et de câlinerie. Sans oublier Carl Ghazarossian, qui incarne lui aussi trois rôles, Louise Pingeot et Marie Kalinine en servantes, et Laurent Kubla, dont la prestance physique et la voix de basse servent les personnages d’Alfred et d’Urbain avec drôlerie. Il est parfait dans l’air C’est ainsi, moi, que je voudrais mourir.  

Au-delà de ces prestations individuelles, toutes à savourer, il y a des moments collectifs emballants, comme les finals déchaînés -on privilégiera celui de l’Acte III- et, au cours du même, qui est l’indiscutable sommet de l’opérette, le sextuor Donc je puis me fier à vous ?, le trio militaire Rien ne vaut un bon diplomate, le quintette Ah, qu’il est bien !, ou l’autre incroyable sextuor Son habit a craqué dans le dos. Le comique y atteint un vertigineux sommet…

Toute considération musicologique oubliée, cette Vie parisienne, que les applaudissements nourris du public saluent avec enthousiasme (on entend à ce moment-là l’air du bon et du mauvais vin de la version de 1873), fait passer trois heures d’amusement et de détente qui font du bien. On se régale de la mise en scène virevoltante, des costumes signés par la main experte du grand couturier, de la musique fraîche et inventive, et surtout de cette troupe investie et complice qui s’est visiblement prise au jeu pour faire de cette version originelle un spectacle qui déborde de fantaisie. Irrésistible, vraiment !

Note globale : 9

Jean Lacroix

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.