Les mains gauches de Richard Strauss et de Kurt Leimer 

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Kurt Leimer (1920-1974) : Concerto pour piano pour la main gauche et orchestre en un mouvement. Richard Strauss (1864-1949) : Panathenäenzug. Etudes symphoniques en forme de passacaille pour piano (main gauche) et orchestre op. 74. 2020. Gilles Vonsattel, piano ; Orchestre symphonique de Berne, direction Mario Venzago. 59.28. Schweizer Fonogramm 7629999848115. 

Amputé du bras droit au cours de la Première Guerre mondiale, le pianiste viennois Paul Wittgenstein (1887-1961) sollicita toute une série de compositeurs pour qu’ils écrivent à son intention des œuvres pour la main gauche. Bien que le clavier avec orchestre ne soit pas sa préoccupation première (jusqu’alors, il n’avait écrit dans ce domaine que la Burlesque en ré mineur qui date de 1886), Richard Strauss fut du nombre, à deux reprises. D’abord au début de 1925, avec le Parergon zur Sinfonia Domestica, page où l’atmosphère de tristesse et d’anxiété persiste même au travers des épisodes orageux (Michael Kennedy : Richard Strauss, Fayard, 2001, p. 347), puis avec le Panathenäenzug, créé par Wittgenstein à Berlin sous la direction de Bruno Walter le 16 janvier 1928. 

Le titre évoque l’Antiquité grecque, en l’occurrence des cérémonies dédiées à Athéna, chaque été, dont l’apothéose était une procession. Attiré par les civilisations anciennes, comme l’attestent ses opéras antérieurs Elektra ou Ariane à Naxos, Strauss est, à cette époque, en pleine écriture de Die Ägyptische Helena, dont il utilise ici un motif en guise d’introduction. Accents brahmsiens, virtuosité recherchée dans la ligne de Liszt, animation contrastée et écriture brillante de style romantique tardif qui fait même appel au glockenspiel et au célesta, caractérisent le Panathenäenzug, études symphoniques en forme de passacaille.  Celles-ci sont conçues, ainsi que le précise la notice, comme une variation sur un thème de huit mesures, souvent situé à la basse, et qui est ici répété quarante-huit fois, mais elles n’ont guère convaincu, à commencer par Wittgenstein lui-même, et ont été peu jouées. Sur le plan discographique, la version de 1976 de Peter Rösel avec la Staatskapelle de Dresde, dirigée par Rudolf Kempe (Warner) était jusqu’à présent l’indiscutable référence. Elle va encore le  demeurer, même si le pianiste d’origine suisse Gilles Vonsattel, installé depuis sa jeunesse aux Etats-Unis, lui donne dans le présent album un élan salutaire, soutenu par un Orchestre de Berne qui effectue un travail honorable, sans briller de mille feux, sous la baguette de Mario Venzago, son chef principal et directeur artistique depuis 2010. On reconnaîtra que l’œuvre n’est pas indispensable et n’apporte que peu à la gloire de Richard Strauss.

Le couplage avec le concerto de Kurt Leimer ne manque pas de logique. En effet, établi un temps dans le Land de Garmisch-Partenkirchen, ce compositeur autrichien d’origine allemande rencontre Richard Strauss, qui y possède une villa. Il joue devant ce dernier son Panathenäenzug de manière si brillante que Strauss lui en donne l’exclusivité. Il en laissera une gravure en 1972 avec l’Orchestre symphonique de Nuremberg dirigé par Günter Neidlinger (Colosseum). Leimer avait étudié à Wiesbaden, sa ville natale, et terminé sa formation à Berlin, notamment auprès d’Edwin Fischer. Au sortir de l’adolescence, il était considéré comme un interprète de haut niveau. Il n’avait pas vingt ans quand la guerre éclata ; enrôlé dans la Wehrmacht, il sera prisonnier en Italie pendant quelques mois en 1945. Après le conflit, il mènera une carrière de concertiste réputé et de pédagogue, dont vingt ans au Mozarteum de Salzbourg.

Leimer fait aussi la connaissance de Kurt Overhoff (1902-1986), qui a été l’assistant de Wilhelm Furtwängler et sera directeur général de la musique à Bayreuth. Il compose quatre concertos pour piano, Overhoff y collabore en se chargeant notamment de l’orchestration. Celui qui est destiné à la main gauche est créé en 1953 par Leimer avec la Philharmonie de Vienne dirigée par Karajan ; une gravure en sera faite avec les mêmes et l’Orchestre Philharmonia l’année suivante pour Electrola (réédition chez Colosseum en 2005, avec l’œuvre de Strauss qui nous occupe).

Inspiré sans doute par la blessure d’un compagnon d’armes, le concerto de Leimer est une page tout aussi virtuose que celle de Strauss, mais d’un modernisme plus engagé, quoique sans outrances. Il faut plutôt le situer dans une ligne postromantique avec des évocations du monde de l’opérette et du jazz. L’œuvre, rythmée et nanti de mélodies bienvenues, est d’un seul tenant. Malgré quelques passages à vide, elle s’écoute avec intérêt. Gilles Vonsattel arrive à équilibrer un ensemble un peu bancal, l’orchestre bernois l’accompagne dans l’aventure sans grands éclats. 

Cet album qui propose un répertoire peu fréquenté met en valeur deux pages écrites en des circonstances spécifiques. Il est à considérer comme un rappel de l’existence de ces partitions, peut-être pas indispensables, mais qui sont des jalons dans le répertoire destiné à la seule main gauche. 

Son : 8,5    Notice : 9    Répertoire : 7,5    Interprétation : 8

Jean Lacroix

 

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