Les Maîtres du son nouveau

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Crescendo Magazine poursuit la publication des articles de la série "Ce siècle aura 100 ans" rédigée par Harry Halbreich et publiée en 1998 dans les éditions papiers de Crescendo Magazine.

Dix siècles de musique écrite ont peu à peu fait oublier à l'Europe cette vérité fondamentale: la musique est faite avec des sons, et non point avec des notes, qui ne sont que des symboles graphiques permettant de transmettre l'oeuvre pensée par le compositeur. Or, l'existence d'un code graphique perfectionné au cours des siècles, mais qui pour l'essentiel n'a plus guère évolué depuis trois cents ans, a forcément influencé la pensée du compositeur. Au départ, ce code visait à faciliter la fixation d'une pensée liée à un langage, mais il a fini par favoriser de son côté la fixation des éléments de ce langage, un langage basé sur l'échelle tempérée des douze demi-tons chromatiques et sur une métrique reposant sur les divisions binaires et ternaires des valeurs de durées. Pour définir d'autres paramètres sonores, tels que les intensités et les timbres, il a fallu suppléer à l'absence de signes adéquats par des indications verbales. Mais c'est en notre siècle que la crise de l'écriture musicale s'est vraiment faite aiguë, lorsqu'il s'est agi de noter des hauteurs non-tempérées, telles que les micro-intervalles, et des durées irrationnelles, non-pulsées. La musique s'est peu à peu libérée des carcans d'une notation par trop limitée, le Son a regagné son autonomie, puis son indépendance. Le contact avec les musiques d'autres cultures que l'européenne, dans lesquelles les dimensions physiques du son l'ont toujours emporté sur sa valeur combinatoire, ont précipité cette évolution. Le point extrême atteint par la tyrannie du signe écrit a été la musique sérielle, dont la combinatoire, à la limite intelligible sur le papier, échappe à la perception de l'oreille, notamment parce que ses lois structuralistes ne prennent pas en compte la réalité acoustique de la résonance naturelle. L'évolution de la musique occidentale était mûre pour un grand retour de balancier, celui-là même qui définit aujourd'hui la tendance la plus novatrice et la plus riche d'avenir de notre musique. Les tenants de l'Ecriture au sens hérité du terme, structuralistes sériels et post-sériels en tête, ont tenté de toutes leurs forces de contrecarrer cette évolution pourtant naturelle. Ils se sont trouvés ainsi rejetés d'une position d'avant-gardisme autoproclamé vers un irrémédiable passéisme, car rien ne vieillit plus vite ni plus mal que les révolutions à caractère totalitaire.

Si les tenants du structuralisme pur et dur vont jusqu'à affirmer que la musique est faite pour être lue plutôt qu'entendue, la coupant ainsi délibérément de ses auditeurs potentiels, ces derniers ne l'entendent évidemment pas de cette oreille (pour une fois, cette expression peut être comprise au sens propre!). La revanche du Son sur la Note est leur revanche à tous, et leur joie. La revanche du Son sur la Note est leur revanche à tous, et leur joie. C'est elle que cet article veut examiner.

Si, dès la fin du siècle dernier, Claude Debussy a été le pionnier de cette tendance, sa descendance a été si riche que son examen devra faire l'objet d'un article futur de notre série. Paradoxalement, notre point de départ sera une pièce de celui qui fut pourtant l'inventeur du système sériel, qui se situe à l'opposé de la tendance que nous examinons: Arnold Schönberg. C'est qu'on oublie trop qu'il eut, dès son célèbre Traité d'Harmonie publié en 1912, l'intuition de la Klangfarbenmelodie, de la "mélodie de timbres", basée sur le principe du renouvellement infini d'une hauteur unique par le seul jeu des couleurs sonores. Comme tout vrai créateur, il avait fait précéder sa théorie de "travaux pratiques", en l'occurrence la troisième de ses Cinq Pièces pour orchestre opus 16 de 1909, intitulée précisément Farben (Couleurs), une page de prime abord statique, consistant en d'infinies rotations, par les timbres et les registres, d'un unique agrégat harmonique, avec un strict minimum d'événements extérieurs ponctuels, destinés seulement à articuler le temps sonore. L'examen de la partition révèle une structure des plus complexes (le disciple de Schönberg, Max Deutsch, y a même décrypté une fugue cachée !), ce qui sera davantage encore le cas des musiques que nous allons aborder à présent. Ceci pour répondre d'emblée à ceux qui prétendent que ces musiques manquent d'"écriture". Schönberg lui-même ne revint jamais à cette voie dont il avait ainsi génialement entr'ouvert la porte, de même que quarante ans plus tard Olivier Messiaen ne récidiva jamais dans celle de son fameux Mode de Valeurs et d'Intensités qui mit en branle le mouvement sériel des "Darmstadtiens": les vrais créateurs ne sont pas des dogmatiques.

Pendant un demi-siècle, l'opus 16 n°3 de Schönberg demeura un phénomène isolé dont personne ne songea à tirer les conséquences. Sans doute fallut-il pour cela attendre la naissance des musiques électroacoustiques qui, au-delà de leurs réalisations propres, apprirent aux compositeurs à penser Son plutôt que Note. Mais des trois grands pionniers du nouveau Son aux alentours de 1960, seul György Ligeti, le plus célèbre dès le départ, réalisa deux Etudes au Studio électronique de Cologne en guise de banc d'essai pour ses pièces orchestrales, après quoi il abandonna l'électroacoustique pour toujours...

Précédée de celle d'Apparitions, première exploration de ce nouveau domaine, au Festival de la SIMC 1960 à Cologne, la création d'Atmosphères à Donaueschingen l'année suivante fut l'un des événements capitaux de la musique de ce siècle, ouvrant grande la voie d'une alternative féconde aux académismes tant sériels que tonaux. D'une complexité folle sur le papier, avec ses 89 portées toutes différentes, le chef-d'oeuvre de Ligeti parvenait à l'auditeur sous forme de synthèse sonore d'une prodigieuse richesse de détails, impliquant une écoute globale. C'est une pareille écoute qu'avaient impliquée, quelques années plus tôt déjà, les premières oeuvres de Iannis Xenakis, mais avec des buts et des résultats sonores si différents, voire opposés, que nous retrouverons ce grand créateur dans un autre de nos articles. L'un comme l'autre inauguraient un type de composition restituant à l'écriture, débarrassée de son fétichisme, sa fonction de servante, et non plus de maîtresse de la pensée sonore : de fait, ces partitions ne sont plus "intéressantes" à "suivre" à l'audition, tâche d'ailleurs fort malaisée, voire impossible. Mais pour l'auditeur pur, quelle revanche et quel délice ! Atmosphères demeure une des clefs incontournables de la musique du second demi-siècle. Dans Volumina pour orgue, dans son fabuleux Requiem, dans son Lux aeterna pour choeur a cappella -popularisé à l'époque par le film 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick- Ligeti poursuivit plus avant dans la voie qu'il avait ouverte, pour atteindre à un nouveau sommet dans Lontano pour orchestre (Donaueschingen 1967), avant d'aborder une phase toute différente de son évolution, à examiner dans un autre article. Car pour notre propos d'aujourd'hui, Ligeti nous concerne jusqu'à Lontano seulement.

A l'époque, d'autres compositeurs travaillaient dans l'ombre, mais dans le même sens. Un jour de 1960, à Vienne, Ligeti, rendant visite à son ami Friedrich Cerha (qui devint célèbre près de vingt ans plus tard par son achèvement exemplaire du troisième acte de la Lulu d'Alban Berg, mais qui est un grand compositeur par ailleurs), avisa un manuscrit sur son bureau, le parcourut, et s'exclama: "Mais tu es en train d'écrire ma pièce !". Cerha travaillait alors à son gigantesque cycle orchestral Spiegel (Miroirs), sept morceaux faisant appel épisodiquement aux moyens de l'électronique. Mais, effrayé de sa propre audace, il ne paracheva et ne livra son oeuvre au public qu'en 1972, ce qui le fit passer très injustement pour un épigone de Ligeti alors que sa musique est quand même très différente. D'autres oeuvres du début des années 1960, comme Fasce, avaient cependant confirmé qu'à l'égal de Ligeti, Cerha faisait partie des pionniers du Son nouveau. 

Mais depuis quelques années déjà, dans l'isolement complet et à l'insu de tous, un riche aristocrate romain (né en 1905), Giacinto Scelsi, avait entrepris une démarche infiniment plus radicale encore. Pionnier du dodécaphonisme en Italie dès 1936, il avait rapidement abandonné cette voie en laquelle il voyait une impasse avant même que la jeune génération de l'après-guerre ne s'y engouffre tête baissée. Au terme d'années d'ascèse et de silence, et riche de l'expérience de voyages en Inde et au Tibet ainsi que de l'étude du bouddhisme Zen et du Taoïsme, il avait entrepris l'exploration du Son unique (dont Rudolf Steiner, le fondateur de l'Anthroposophisme, avait eu l'intuition dès 1923). Cela impliquait le franchissement du "mur du treizième son", c'est-à-dire l'ouverture sur l'univers micro-tonal non-tempéré, et donc l'abandon du piano qui avait été son principal moyen d'expression jusqu’alors. L'exploration de l'intérieur du Son, sa fission nucléaire en quelque sorte, devint dès lors son moyen d'en libérer la fabuleuse énergie potentielle jusque là captive. En plein règne de la pensée paramétrique sérielle, apogée de la "musique de papier", pareille démarche s'inscrivait totalement en porte-à-faux, apportant des réponses à des questions que personne ne songeait à poser. Après quelques années de recherches dans le domaine de la stricte monodie, Scelsi, en 1959, produisit ses célèbres Quattro Pezzi, "Quatre Pièces pour orchestre sur une seule note chacune". Imaginez à l'époque un professeur de composition demandant à ses étudiants: "Pour la prochaine fois, composez-moi un Fa". Seul un électro-acousticien aurait pu peut-être comprendre... Mais Scelsi, abandonnant les repères familiers de la mélodie, de l'harmonie, du contrepoint, du rythme pulsé métrique, pénétrait hardiment dans l'univers vierge du Son pur, inventant autant de modes de jeu, autant de "paramètres" sonores nouveaux destinés à remplacer les anciens : épaisseur, densité, grain (rugueux ou lisse)... Adorno avait défini Alban Berg comme "le maître de la plus petite transition". La musique de Scelsi n'était plus que transition, à l'égal d'une nébuleuse sonore aux infinis miroitements. Neutralisé par l'élargissement du spectre des hauteurs aux dimensions du continuum, le concept de dissonance, perdant sa raison d'être historique, faisait place à une pan-consonance réconciliant le phénomène sonore avec sa réalité naturelle. La révolution scelsienne, certes la plus fondamentale de la musique occidentale depuis Debussy, a exercé un impact profond sur toute l'aile avancée de la musique de cette fin de siècle, et notamment sur la musique dite "spectrale" dont le vieux maître romain demeure le père spirituel. Durant les années 1960, il accumula les chefs-d'oeuvre, notamment les grandes pièces orchestrales (Hurqualia, Aion, Hymnos), certaines avec choeurs (Uaxuctum, Konx-Om-Pax, Pfhat) et les extraordinaires Quatuors à cordes : de même que ses pièces pour violon ou pour violoncelle seul, ils sont notés sur autant de portées que l'instrument a de cordes, car pour différencier l'exploration du son, chaque corde est traitée de manière autonome. Longtemps ignoré et méprisé par l'establishement sériel, Scelsi a vécu assez vieux (jusqu'en 1988) pour assister à la création et au triomphe de ses grandes oeuvres, bien que dix ans après sa mort il demeure encore âprement discuté, voire même boycotté en Italie.

Cependant le plus génial des Italiens de la génération suivante, Luigi Nono (1924-1990), après avoir débuté à Darmstadt en sériel rigoureux puis continué en marxiste militant, est devenu à partir de son sublime Quatuor à cordes (Fragment-Stille an Diotima) de 1979 un des tout grands maîtres du Son nouveau. Certaines de ses pages orchestrales tardives (A Carlo Scarpa Architetto ou No hay caminos, hay que caminar, Tarkowsky) présentent des affinités troublantes avec la musique de Scelsi, qu'il ne connaissait sans doute même pas. Le dernier Nono, à partir du Quatuor sus-mentionné, est devenu l'un des maîtres de la vie intérieure, d'une intensité expressive bouleversante, atteinte par un dépouillement matériel à l'inverse de sa richesse spirituelle. Contrairement à Scelsi, Nono a fait appel à toutes les ressources du Live electronic, c'est-à-dire de la transformation des sons instrumentaux ou vocaux en direct (en "temps réel"). Et, de même que d'autres compositeurs dont il nous faut parler encore, il a conquis une nouvelle dimension du temps musical (oeuvres de très longue durée à rythme très lent) qui seule permet l'épanouissement du Son dans toute sa richesse. Son chef-d'oeuvre, Prometeo, intitulé Tragedia dell'Ascolto ("Tragédie de l'Ecoute", donc à l'exclusion de l'oeil), qui réintègre la dimension spatiale que ce Vénitien de vieille souche a hérité en droite ligne des Gabrieli, est un des sommets de la musique de cette fin de siècle.

Parmi les rares connaisseurs et admirateurs de Scelsi de son vivant, on comptait l'Américain Morton Feldman (1926-1987), trop tôt disparu. Proche de John Cage surtout à ses débuts, également marqué par l'influence de Webern, Feldman a davantage fréquenté les grands peintres de l'abstraction lyrique new-yorkaise (Tobey, Pollock, De Kooning, Mark Rothko, Philip Guston, Franz Kline, Rauschenberg...), qui l'ont très profondément marqué, que les musiciens. A partir du début des années 1970, il a lui aussi conquis peu à peu le "temps long" indispensable à l'exploration interne du Son, et sa musique se déroule le plus souvent dans les nuances du pianissimo le plus ténu, ouvrant à l'auditeur attentif, concentré et surtout patient, un univers de rêve d'une bouleversante beauté et d'une paix surnaturelle. Durant les dix dernières années de sa vie, il a créé des oeuvres d'une durée immense (dont un Deuxième Quatuor à cordes de cinq heures (!) pas encore enregistré), qui sont peut-être la première musique "en temps réel", c'est-à-dire échappant au raccourci esthétique (ce dernier peut être explicité par l'exemple du Lever du Jour de Daphnis et Chloé, évocation en cinq minutes au concert d'une réalité qui dure une heure, ou encore par un documentaire filmé en accéléré montrant en quelques secondes l'éclosion d'une fleur). L'auditeur néophyte abordera peut-être Feldman par des oeuvres plus courtes, mais non moins belles, comme ses pages pour instrument soliste et orchestre ou sa dernière oeuvre orchestrale, Coptic Light, avant de poursuivre par son unique tentative théâtrale, Neither, d'après Samuel Beckett, et sa dernière oeuvre d'ensemble, intitulée précisément For Samuel Beckett, puis d'aborder enfin ses immenses partitions de chambre de la fin (Trio, Quatuors, Quintettes), d'une richesse spirituelle peut-être inégalée depuis le dernier Beethoven.

Dans les générations plus jeunes, il me faut renoncer à regret à ces grands pionniers américains que sont LaMonte Young, Alvin Lucier, Robert Ashley ou Phil Nibblock, dont la discographie est inexistante en Europe, voire même aux Etats-Unis. Mais il importe de ne pas oublier James Tenney (né en 1934), l'un des plus grands maîtres du Son nouveau aujourd'hui. Dans le droit fil de Scelsi, son héritier spirituel le plus authentique est certes le Franco-Roumain Horatiu Radulescu (1942-2008), mais il va beaucoup plus loin, et sa musique, qui ne ressemble à aucune autre, appartient sans doute déjà davantage au XXIe siècle qu'au nôtre. Il se rattache marginalement (mais de manière beaucoup plus radicale) au courant "spectral" de la musique française, dominé par les noms de Tristan Murail, Gérard Grisey et Hugues Dufourt, qui se situe dans l'héritage à la fois de Scelsi et de Debussy. Pour ne pas surcharger le présent article, c'est en connexion avec ce dernier que nous les retrouverons dans un prochain article. Mais je ne saurais clore celui que voici sans faire au moins une première allusion à l'un des plus grands compositeurs d'aujourd'hui, le Suisse Heinz Holliger (né en 1939) dont le sublime Scardanelli Zyklus, sur les poèmes de la folie d'Hölderlin, sont un autre grand chef-d'oeuvre de cette fin de siècle, déployant les trésors du Son nouveau et ceux, indissociables, de la nouvelle spiritualité qui en émane, aux franges ineffables du Silence de l'âme, dans un espace-temps sans limites. Oui, je le crois intimement, la musique du siècle futur sera celle-làn ! 

Harry Halbreich

Crédits photographiques : Pixabay

 

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