Les mélodies d’Isaac Albéniz, un univers méconnu à savourer

par

Isaac Albéniz (1860-1909) : Mélodies, intégrale. Adriana González, soprano ; Iñaki Encina Oyón, piano. 2021. Notice en anglais, en français, en espagnol, en allemand et en japonais. Textes complets des mélodies dans les quatre langues originales, avec traductions en trois langues. 70.13. Audax ADX 13784.

L’abondante œuvre pianistique d’Isaac Albéniz, dominée par le cycle Ibéria, a quelque peu occulté la plus grande partie de sa production restante d’où émergent des opéras trop peu joués, de la musique orchestrale et de chambre en nombre limité, mais aussi des mélodies qui n’ont pas connu l’honneur de gravures fréquentes, même si le label Naxos, dans sa série « Spanish Classics », a proposé en 2019 un programme servi par le duo espagnol formé par la mezzo-soprano Magdalena Llamas et le pianiste Guillermo González. Les grandes voix féminines hispaniques ne se sont guère attardées non plus à ces mélodies, bien que Victoria de Los Angeles ait enregistré en 1978 les six chants sur des textes italiens pour CBS avec Geoffrey Parsons. C’est donc avec un vif intérêt que l’on découvre le présent CD, fruit du partenariat entre la soprano guatémaltèque Adriana González (sans lien de parenté avec le pianiste du disque Naxos) et le pianiste espagnol Iñaki Encina Oyón. Sous la même étiquette, ce duo a déjà proposé un album consacré aux rares mélodies du couple de compositeurs français Robert Dussaut (1896-1969) et Hélène Covatti (°1910), parents de la pianiste et pédagogue Thérèse Dussaut (°1939), qui a été le professeur d’Oyón. 

L’ensemble des mélodies d’Albéniz, une trentaine au total, comporte une singularité. Elles sont basées sur des textes en plusieurs langues : espagnole, italienne, anglaise et française. C’est assez représentatif des déplacements effectués au cours de sa trop courte existence par le compositeur, originaire de la commune catalane de Camprodón, près de Gérone. On ne refera pas ici sa biographie. On rappellera toutefois que cet enfant prodige était déjà à Paris à l’âge de sept ans, où il prit des cours auprès d’Antoine François Marmontel qui eut de nombreux élèves, notamment Bizet et d’Indy, et de Claude Debussy. On retrouve un jeune homme de douze ans bien aventureux, embarqué pour les Amériques, d’où son père le fait rapatrier. C’est ensuite un séjour à Leipzig où il est l’élève de Carl Reinecke, puis le Conservatoire de Bruxelles où, grâce à une bourse du secrétaire privé du Roi d’Espagne, il apprend la composition avec François-Auguste Gevaert et avec Auguste Dupont. Les voyages attirent toujours ce concertiste à succès : l’Amérique du Sud à nouveau, avant un retour à Barcelone, puis Paris où il se perfectionne auprès de Dukas et d’Indy qui le fera enseigner à la Schola Cantorum. Ce sera encore Londres, où il passe trois ans avant de s’installer dans la capitale française, puis à Nice. Cette propension à bouger va se retrouver de façon symbolique dans ses mélodies quant au choix des textes, nous l’avons dit, dans plusieurs langues, signe d’un éclectisme certain.

Le programme permet de suivre l’évolution stylistique d’Albéniz, comme l’explique avec éloquence dans la notice le Dr. Jacinto Torres, spécialiste madrilène d’Albéniz. Cette présentation est précédée d’une note du pianiste, qui explique que trois difficultés n’ont pas facilité l’approche de ces mélodies : la publication tardive d’une édition qui ne date que d’une vingtaine d’années, la difficulté de ses œuvres tardives, hérissées d’altérations, et la variété des langues utilisées. C’est à un parcours chronologique que les interprètes invitent le mélomane, un parcours qui montre, selon le propos d’Oyón, que les mélodies du père du nationalisme musical espagnol, célèbre dans le monde entier pour ses œuvres typiquement descriptives, présentent un tout autre monde, celui d’un Albéniz loin de la musique populaire, mais tourné vers l’Europe.

Ce n’est toutefois pas encore le cas pour les cinq Rimas de Bécquer de 1887-1888, qui se profilent dans la ligne de la musique de salon alors en vogue. Le sévillan Gustavo Adolfo Bécquer (1836-1870) est un poète au lyrisme fin et délicat qui évoque la nature, l’amour heureux ou malheureux (ce qu’il a lui-même connu en apprenant que son épouse était enceinte d’un autre), une harpe oubliée dans un coin du séjour ou la désolation. Albéniz en retient la pudeur et la simplicité qui caractérisent ce grand versificateur romantique, la musique s’inscrivant dans le même esprit, avec des échos schumaniens. On passe ensuite à la langue italienne avec les Seis baladas inspirées par les poèmes de la Marquise de Bolaños (1819-1879) avec laquelle le jeune Isaac a entretenu une amitié. Ici encore, la musique de salon répond à l’organisation par cette aristocrate romaine de soirées musicales à domicile. Jacinto Torres précise que ces mélodies sont comme une sorte d’hommage au bel canto. On en apprécie la fine inspiration où l’amour règne en maître, dans la description de la nuit qui parle de mystère, de la rose offerte ou du regard qui enivre. Albéniz crée une atmosphère en osmose avec ce contexte, avec une belle expressivité, mais aussi un luxuriant chromatisme et l’usage de syncopes

Si elle est limitée en nombre de textes, la langue française est bien servie par la Chanson de Barberine de Musset, qui débute par : Beau chevalier qui partez pour la guerre,/Qu’allez-vous faire/Si loin d’ici ? Il s’agit d’un extrait des Poésies nouvelles de 1850. Cette chanson devait faire partie d’un cycle qui n’a pas vu le jour. Son contenu, qui ne laisse pas d’ambigüité quant à l’issue funeste du chevalier, adopte le rythme qui convient. Cette mélodie de 1889 est suivie huit ans plus tard par une autre, sur un poème en prose du savoyard Charles Albert Costa de Beauregard (1835-1909), nommé en 1896 à l’Académie française, en même temps qu’Anatole France, un an avant la mise en musique par Albéniz, qui dédie cette courte page à Jeanne Escudier, la femme d’Ernest Chausson. Les accents mélancoliques (« Il en est de l’amour comme de tant de choses, charmantes à leur printemps, nobles et belles seulement à leur automne ») sont traduits par le compositeur dans un contexte de fine intimité du plus bel effet. Les Deux morceaux de prose de Pierre Loti composés peu après et intitulés Crépuscule et Tristesse se situent dans un même climat, le premier évoquant un décédé enivré en juin par les parfums des fleurs du cimetière où il repose, le second empreint de la perte de l’insouciance dans un jardin à l’abandon. Le dépouillement de ces deux mélodies souligne l’influence du symbolisme des amis français qu’Albéniz côtoie alors, en particulier Gabriel Fauré qui le soutiendra jusqu’à sa disparition.  

On pourrait être surpris de constater que le reste du programme (une quinzaine de mélodies) fait place à la langue anglaise. Mais ce choix s’inscrit dans la logique de la rencontre du compositeur avec le banquier Francis Burdettt Money-Coutts (1852-1923) qui était aussi poète et écrira pour lui des livrets d’opéras, une fois leur amitié bien établie. Money-Coutts devient, pendant sa période londonienne, le bienfaiteur du musicien, ce qui assure à ce dernier une aisance financière et une indépendance artistique. En 1896, les six mélodies To Nellie sont un hommage à l’épouse du banquier, qui exalte son amour pour elle, comme dans le quatrième de la série : « Plus que les baisers que je te/Demandais avant (et pas en vain !)/C’est ton âme que j’adore à présent/Et voudrais épouser ». La traduction française reproduit mal la valeur du texte original pour lequel Albéniz arrive à combiner la subtilité poétique avec une coloration qui souligne son origine espagnole. Neuf autres mélodies d’après Money-Coutts, dont plusieurs sont ici regroupées, complètent l’affiche. On retiendra en particulier les Quatre mélodies dédiées à Fauré qui clôturent l’album et se situent, sur le plan chronologique, dans la galaxie d’Ibéria : elles peuvent être considérées comme les plus abouties du programme. Comme le dit si bien Jacinto Torres, le soin minutieux apporté à la prosodie, la densité de l’accompagnement et l’extrême précision des indications de tempo, d’expression et de nuances sont les signes de la maturité épanouie d’Albéniz, qui devait décéder dans les mois qui allaient suivre.

L’investissement des deux interprètes est à souligner comme il le mérite. Adriana González (°1991), née au Guatémala, a remporté le premier Prix du Concours Operalia en 2019, en même temps que le Prix de zarzuela. Elle a fait partie de l’Atelier lyrique de l’Opéra National de Paris, puis elle a été membre de l’International Opera Studio de Zürich. Sur scène, elle s’est produite notamment dans Mozart, Gluck, Rossini ou Humperdinck. Elle possède une voix puissante de soprano, avec des aigus lumineux et des graves qui s’épanouissent. Elle maîtrise les nuances de ce récital en plusieurs langues en donnant aux mots la capacité expressive qu’ils appellent, ce qui n’est pas une évidence lorsque l’expression lyrique passe par plusieurs idiomes. Elle a un sens affirmé de la poésie et arrive à capter l’attention du mélomane tout au long d’un parcours qui entame un vrai dialogue avec son partenaire, le pianiste Iñaki Encina Oyón ; celui-ci poursuit une carrière de chef d’orchestre qui l’a vu diriger à l’Opéra Garnier encore récemment. Il apporte à la cantatrice un accompagnement qui sait se révéler discret, dans une atmosphère chambriste bienvenue. On soulignera la qualité sonore de l’enregistrement réalisé au Gustav-Mahler-Hall de Toblach en février 2021 dans une acoustique qui sert les qualités de l’association chant-piano. On appréciera aussi grandement le fait de pouvoir bénéficier de la présence dans le livret du texte intégral des mélodies en langue originale, avec trois traductions à la clef. C’est une vraie marque de respect pour l’auditeur, qui peut ainsi goûter tous les aspects artistiques du projet. Cet album est une belle réussite, qui met en valeur une autre facette du créateur inspiré que fut Albéniz.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

 

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