Les précieuses confidences de Natalie Bauer-Lechner sur Gustav Mahler
Natalie Bauer-Lechner : Conversations avec Gustav Mahler. Traduit de l’allemand par Gérard Pfister. Éditions Arfuyen. ISBN 978-2-845-90382-1. 2025. 272 pages. 18,50 euros.
Amie intime de Gustav Mahler de 1890 à 1901 jusqu’aux fiançailles du compositeur avec Alma Schindler, la violoniste viennoise Natalie Bauer-Lechner (1858-1921) a laissé à son sujet de précieux souvenirs qui permettent de cerner avec plus de précisions sa pensée et sa personnalité. Diplômée du Conservatoire de Vienne en 1872, la jeune Natalie, qui joue du violon depuis ses cinq ans, épouse en 1875 Alexandre Bauer, un professeur de chimie de 22 ans son aîné, dont elle se sépare à l’amiable dix ans plus tard. La jeune femme fait ensuite partie du quatuor féminin fondé par Marie Soldat-Roeger (1863-1955), une élève de Joseph Joachim, ensemble avec lequel elle se produira jusqu’en 1913 et effectuera des tournées européennes. Féministe convaincue, à la manière de George Sand, antimilitariste, elle prend, dès l’aube du XXe siècle, des positions de plus en plus engagées. La fin de sa vie se termine dans le dénuement, elle vit essentiellement de leçons particulières, tombe malade et est contrainte à des séjours dans des sanatoriums avant de décéder, à 63 ans. Elle laisse des cahiers sur Mahler, une esquisse d’autobiographie, et quelques autres textes.
Natalie Bauer-Lechner fait la connaissance de Mahler au Conservatoire de Vienne, sans doute entre 1875 et 1877, lorsqu’elle assiste à des répétitions d’orchestre. Quelques rencontres occasionnelles ont lieu, mais c’est à partir de 1890, à Budapest, que la relation devient vraiment régulière et de plus en plus affectueuse. À tel point qu’à partir de 1893, pendant plusieurs étés au cours desquels Mahler s’installe pour une villégiature de travail à Steinbach-am-Attersee, puis à Maiernigg, sur le lac de Wörthersee, Natalie fait partie du séjour. Elle note consciencieusement les propos du compositeur, avec beaucoup de précision, presque textuellement, rapporte des phrases entières, avec d’abondants détails, qu’il s’agisse de musique, de littérature, de philosophie, ou de la vie, tout simplement. Elle enregistre les avis de Mahler sur Beethoven, Brahms, Bruckner, Liszt, Weber, Smetana, Wagner et quelques autres compositeurs, évoque les concerts auxquels elle assiste, avec une amplification lorsque la nomination de Mahler à l’Opéra de Vienne est effective en 1897. Elle apporte des indications sur la manière d’être et l’apparence de Mahler et révèle des anecdotes sur son quotidien. Mais l’intérêt majeur de ces Conversations réside dans tout ce qui concerne l’œuvre symphonique mahlérienne ou les cycles de Lieder. On trouve notamment de larges développements sur la création artistique autour des Deuxième et Troisième symphonies, mais encore sur la Quatrième, ou sur les Wunderhorn. Ces renseignements se révèlent d’un intérêt fondamental et sont des documents « de première main », fiables et utiles pour le spécialiste ou le chercheur, ainsi que pour tout admirateur de Mahler.
Deux ans près le décès de Natalie Bauer-Lechner, son neveu par alliance John Killian publie ses Erinnerungen an Gustav Mahler, souvenirs auxquels l’autrice avait donné à l’origine le titre éloquent de Mahleriana. C’est la traduction intégrale, en français pour la première fois, de cette édition initiale de 1923 que l’on trouve dans le présent ouvrage ; elle est signée par Gérard Pfister, et enrichie d’une préface de Matthieu Schneider, professeur en musicologie à l’Université de Strasbourg, qui précise que lire les Conversations de Natalie Bauer-Lechner, c’est pénétrer dans l’antre du génie. Cette édition est la bienvenue.
Ce n’est cependant pas la première fois que l’on a accès à ces souvenirs, car, sur une forme un peu plus développée, avec l’ajout d’extraits du journal de Natalie Bauer-Lechner, les éditions L’Harmattan ont publié en 1998 un volume signé par Isabelle Werck, intitulé Souvenirs de Gustav Mahler. Mahleriana, dans lequel ces Conversations étaient accessibles. Cette musicologue française, qui enseigne dans un conservatoire parisien et dont Bleu Nuit a édité une biographie de Mahler en 2010, a traduit, introduit et annoté les textes de la Viennoise. Il est donc quelque peu spécieux d’écrire, en quatrième de couverture du présent volume Arfuyen des Conversations, que le mérite de cette édition est de se concentrer sur tout ce qui concerne Mahler, en laissant de côté les aspects plus accessoires ou répétitifs du journal. Lorsqu’on compare les deux ouvrages, on constate que les « ajouts » d’Isabelle Werck, qui sont en réalité ceux de l’édition de 1984, restaurée par le petit-neveu de Natalie Bauer-Lechner, Herbert Killian, et parue à Hambourg, ne ralentissent en rien le fil des confidences et que « les aspects plus accessoires » ne sont pas du tout superflus. Un seul exemple : lorsque les souvenirs s’arrêtent au début de 1902, le compositeur, sous l’influence de sa future épouse, ayant rompu définitivement et brusquement avec son « amie intime », Natalie Bauer-Lechner écrit : Mahler s’est fiancé il y a six semaines avec Alma Schindler. Si je voulais m’exprimer à ce sujet, je me trouverais dans la situation d’un médecin obligé de traiter, à la vie ou à la mort, l’être qui lui est le plus proche et le plus cher. Que l’aboutissement de tout cela soit laissé entre les mains du Maître Éternel et Suprême ! Peut-on considérer qu’un tel aveu est secondaire ?
Le lecteur a donc le choix entre la présente édition de Gérard Pfister, et celle d’Isabelle Werck, un peu plus développée. Toutes deux bénéficient de traductions de qualité, ce n’est pas cela qui ferait pencher la balance. Chez L’Harmattan, on trouvait des illustrations, dont une photographie de Natalie Bauer-Lechner posant avec son violon, ainsi que deux compléments intéressants : un texte d’Alfred Rosé (1902-1975), neveu de Mahler, qui évoque, en 1928, l’écriture des Symphonie 2 et 3 à Steinbach, ainsi qu’un article intitulé Quelques heures passées avec Mahler, un portrait paru en juin et août 1911 dans la revue Die Musik, signé par le critique musical et ami du compositeur, Ernst Decsey (1870-1941). Il s’agit d’apports précieux. L’édition Arfuyen ne comporte ni illustrations ni complément. Nous pensons qu’il n’y a en fait pas de choix à effectuer. Les deux éditions ont leur utilité et peuvent figurer côte à côte dans toute bibliothèque mahlérienne.
On leur adjoindra le remarquable ouvrage de plus de 400 pages L’Âme sœur. Natalie Bauer-Lechner & Gustav Mahler d’Evelyne Bloch-Dano, paru chez Stock en 2021. Cette agrégée de lettres, biographe et essayiste, est notamment l’autrice de volumes consacrés à des personnalités comme Madame Zola, Marcel Proust ou George Sand. Elle s’est plongée avec passion dans l’existence de Natalie Bauer-Lechner, qu’elle raconte avec brio et élégance, après avoir consulté de nombreux ouvrages, passé de nombreuses heures à la Médiathèque Gustav Mahler fondée par Henry-Louis de La Grange, et (re)visité plusieurs lieux emblématiques. Cela se lit comme un roman, et c’est une passionnante biographie-hommage qui donne à Natalie Bauer-Lechner la dimension qu’elle mérite.
Jean Lacroix