Les Siècles, avec Sol Gabetta qui magnifie Saint-Saëns, et Ustina Dubitsky qui honore Ravel

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Le dernier concert de l’orchestre Les Siècles, au Théâtre des Champs-Élysées, était entièrement consacré à la musique française, avec Camille Saint-Saëns en première partie, et Maurice Ravel en seconde.

Pour commencer, la très célèbre Danse macabre (si célèbre que le compositeur s’en servira pour s’autoparodier, dans les Fossiles du Carnaval des animaux, indiquant alors Allegro ridicolo). Les douze coups de minuit de la harpe sont particulièrement présents et inquiétants, dans un tempo plutôt rapide, tandis que le reste de l’orchestre aurait plutôt tendance à s’abandonner. Le violon solo, volontairement désaccordé, entre : François-Marie Drieux joue le jeu à fond, prend tous les risques, trouvant, avec une grande sûreté technique, des sonorités tour à tour grinçantes et chaudes. Rien d’agressif, ni de caricatural, dans la direction toujours très musicale d’Ustina Dubitsky. C’est presque un peu sage, avec des cuivres plutôt discrets.

De tous les concertos pour violoncelle du répertoire, le Premier de Saint-Saëns est l’un des plus joués (il en a bien écrit un Deuxième, mais il est moins valorisant pour le soliste, et, il faut bien le dire, moins inspiré). Son succès doit beaucoup à son écriture orchestrale, particulièrement vivante. La partie soliste consiste pour beaucoup en gammes et en arpèges, et demande un ou une musicienne très imaginative pour maintenir l’intérêt du public. C’est assurément le cas de Sol Gabetta !

Dans la communication de ce concert, elle est présentée comme dirigeant l’orchestre depuis son violoncelle. En réalité, c’est le violon solo, réhaussé par une petite estrade, qui fait office de chef d'orchestre. Pour avoir vu, quelques jours plus tôt, Sol Gabetta jouer en soliste avec un chef d'orchestre (le Concerto d’Elgar, dirigé par Mikko Franck), nous pouvons constater que son attitude vis-à-vis de l’orchestre est la même.

Son entrée, dans l’Allegro non troppo, nous prouve à quel point elle s’intègre bien dans cet orchestre, « historiquement informé », tant elle est capable de varier ses modes de jeux, et de puiser dans la pratique de musiques bien plus anciennes. Son vibrato, ou plutôt ses vibratos, en particulier, sont absolument fascinants. Ses articulations aussi, allant du legato le plus étale au staccato volant le plus rebondissant, en passant par toutes les nuances de spiccato.

Si ce Concerto obéit aux trois parties habituelles, vif-lent-vif, son mouvement central, Allegretto con moto, a ceci de particulier que pendant que l’orchestre s’amuse (ce que les musiciens des Siècles font avec un plaisir non feint) avec des motifs légers et joyeux, le violoncelle chante douloureusement. Sol Gabetta en fait un moment d’introspection, quasi senza vibrato à l’exception de quelques notes auxquelles elle donne une impulsion aussi ténue que saisissante.

Dans le finale, Molto allegro, si l’orchestre, qui aura été, dans tout ce Concerto, plus attentif que réellement engagé, manque quelque peu de corps, cela n’empêche pas la soliste de déployer tous ses talents de conteuse, dans une opération de charme diablement efficace ! Sa virtuosité semble n’avoir aucune limite. Elle dégage une énergie animale, dans le sens où elle fait preuve d’une maîtrise absolue : aucun effort n’est superflu.

En bis, Sol Gabetta reste avec Saint-Saëns, et convie l’orchestre (d'abord les violoncelles – et notamment un solo de Robin Michael –, puis la clarinette, puis le reste), dans un arrangement de Renaud Guieu du célèbre air « Mon cœur s'ouvre à ta voix » de l'opéra Samson et Dalila. Elle y campe une Dalila d’une séduction à laquelle on voit mal Samson échapper...

En deuxième partie, un des plus grands chefs-d’œuvre du début du XXe siècle, qui n’en a pas manqué, en particulier dans la musique de ballet.

Le programme de salle indique « Daphnis et Chloé, ballet complet », et le texte de présentation décrit le rôle qu’y joue le chœur en coulisse. Il eût mieux valu parler, comme Ravel l’a fait lui-même, de « symphonie chorégraphique », et surtout évoquer la version alternative, sans chœur, prévue par le compositeur, car c’est bien celle-ci que nous avons entendue (différente, donc, de l’enregistrement réalisée par Les Siècles, sous la direction de François-Xavier Roth). La différence la plus importante est l’Interlude, où les chœurs sont remplacés par les instruments à vent ; Ravel a beau être l’orchestrateur de génie que l’on sait, l’effet est tout de même nettement moins frappant. Et puis, les petites imperfections instrumentales s’entendent davantage.

Les indications scéniques de la partition étaient projetées. Cela permet, bien sûr, de suivre l’action. Mais cela nous projette aussi dans des scènes qui, en principe, sont figurées par les danseurs, avec toute l’interprétation possible du chorégraphe, et la réception personnelle de chaque spectateur. En orientant ainsi notre perception, au lieu de nous laisser seuls avec la musique, le risque était que nous ne retrouvions pas toujours dans la direction d’Ustina Dubitsky ce que semblait nous dire le texte.

Ainsi, la Danse grotesque de Dorcon est assez élégante, et la Danse légère et gracieuse de Daphnis serait plutôt timide et hésitante. La Danse guerrière n’est pas bien terrifiante, et la Danse suppliante de Chloé a quelque de serein. Quand « Soudain l’atmosphère semble chargée d’éléments insolites », on a peine à imaginer que ces derniers soient aussi menaçants qu’ils devraient l’être.

Mais si l’on fait abstraction de tout cela, Ustina Dubitsky nous offre une version de Daphnis et Chloé qui ne manque ni de charme, ni de sens chorégraphique. Il y a des scènes vraiment magnifiques, très émouvantes (le Lent, quand la foule est devant le groupe radieux que forment Daphnis et Chloé enlacés), et dans lesquels l’orchestre trouve une atmosphère très personnelle (le Nocturne, où Une lumière irréelle enveloppe le paysage). La cheffe d’orchestre a une gestique qui peut paraître parfois manquer d’envergure, mais elle est toujours très expressive, et elle sait aussi se montrer percutante (Scène avec Les Pirates).

Si l’on a déjà entendu un Lever du jour plus magique encore, l’apparition des bergers qui suit est superbement réussie. La Pantomime (quand Daphnis et Chloé miment l’aventure de Pan et de Syrinx) est pleine de grâce, et le Très lent (quand Chloé figure par sa danse les accents de la flûte) est miraculeux de légèreté et d’innocence. Quant à la Danse générale qui conclut l’œuvre, autant celle du début était plus gracieuse que dionysiaque, autant dans celle-ci l’orchestre, qu’Ustina Dubitsky n’aura pas toujours fait sonner de façon optimale (il manque par moments de voix intermédiaires), trouve une belle énergie commune. Et l’on sort de cette heure avec Ravel en se disant qu’il nous a offert là une musique décidément envoûtante.

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 8 novembre 2024

Crédits photographiques : Cyprien Tollet / Théâtre des Champs Elysées

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