Les Solistes d’Hulencourt, Niklas Willén et Nelson Freire
S’il est certain que le nombreux public qui garnissait le toujours accueillant Studio 4 de Flagey était avant tout venu écouter Nelson Freire (le pianiste brésilien estimé depuis toujours par ses confrères et la critique semblant accéder sur le tard à une gloire médiatique et populaire amplement méritée), il est tout aussi certain que plus d’un auditeur aura été très agréablement surpris par la qualité des Solistes d’Hulencourt (du nom du club de golf du Brabant Wallon dans le club house duquel les premiers concerts du Hulencourt Art Project du très entreprenant Palmo Venneri virent le jour en 2008 déjà). Ce grand orchestre de chambre, constitué d’environ 50 jeunes musiciens issus de 19 pays européens (quel dommage que le programme n’en ait pas donné les noms) est une vraie pépinière de talents. Pour ce concert, ces jeunes artistes bénéficièrent grandement d’être placés sous la direction de Niklas Willén, un chef suédois aux idées aussi claires que la battue, ultra-lisible.
Même s’il paraît curieux de débuter un concert par la Marche slave de TchaÏkovsky, le chef et ses jeunes troupes l’abordèrent avec franchise et enthousiasme, avec des cuivres et percussions en pleine forme ainsi qu’une façon de rendre sans complexes le côté « musique de plein air » de la partition extrêmement convaincant, au point qu’on aurait pu aisément se croire dans le kiosque à musique d’une station balnéaire très bien fréquentée. Le très éclectique programme se poursuivit par une oeuvre de jeunesse de Ligeti, le Concert românesc (ou Concerto roumain) de 1951. En dépit du fait que les régimes communistes de l’époque encourageaient fortement le recours (et le retour) au folklore, l’oeuvre du compositeur transylvanien, pour innocente qu’elle paraisse à des oreilles contemporaines, fut tout simplement interdite après une seule répétition à Budapest en 1951 et ne fut entendue pour la première fois que vingt ans plus tard. Ce concerto, basé à la fois sur d’authentiques mélodies du si riche folklore roumain et d’autres de l’invention du compositeur, met la virtuosité des exécutants à rude épreuve et sonne comme un espèce d’enfant naturel débridé d’Enesco et de Bartok, Le finale, en particulier, fait assez penser à celui du Concerto pour orchestre du grand compositeur hongrois. A nouveau, les instrumentistes s’impliquèrent corps et âme dans cette oeuvre si entraînante, avec mentions particulières à la flûte solo, clarinette et aux cors, sans oublier les excellentes contributions du Konzertmeister. Quant au chef, on peut vraiment dire qu’il mouilla son maillot, au point que sa belle chemise parme se trouva toute trempée de sueur. Le sommet du concert fut sans conteste le Deuxième concerto de Chopin où l’orchestre qui n’avait cessé de gagner en cohésion tout au long de la soirée se montra à son meilleur, désireux qu’il était sans doute d’offrir l’écrin que mérite un soliste de la classe de Nelson Freire. Dès ses premières interventions, on admirait ce son plein, cette façon d’aller au fond des touches et de véritablement pétrir la pâte sonore, à mille lieues du Chopin salonnard qu’on nous sert parfois. Et le superbe travail sur la sonorité s’accompagnait d’une très fine intelligence harmonique, comme le démontrait la subtile mise en valeur de la main gauche. Dans le Larghetto, on aura déjà entendu des cantilènes plus ouvertement lyriques, mais comment ne pas succomber au ton noble et altier, à la liberté et l’aisance du pianiste, sans parler des très beaux dialogues entre piano et vents. La virtuosité de Freire est splendidement décantée, sans rien de superflu. Le Chopin qu’il nous offre n’est plus celui de la jeunesse insouciante, mais celui d’un sage qui, pour avoir déjà beaucoup vécu, n’en croit pas moins toujours à la force de la beauté. Après cette splendide interprétation, la logique, tant de l’horaire que de l’émotion (et, on peut le supposer, de la fatigue du chef et de l’orchestre) eût voulu qu’ici se produise un entracte, amplement mérité pour les spectateurs aussi. Malheureusement, le choix d’opter pour un très long concert ininterrompu de près de deux heures, fit que, dans l’exigeant poème symphonique La Tempête de Tchaikovsky, la fatigue de l’orchestre commença à se faire sentir, même si son enthousiasme et celui de son chef ne furent jamais pris en défaut.
Patrice Lieberman
Bruxelles, Flagey, le 12 novembre 2014