Les Vies des dieux de Jón Leifs: immortel ennui au pays du soleil de minuit

par

Jón LEIFS (1899-1968): Líf Guðanna (Les Vies des dieux), op. 42, pour solistes, chœur mixte et orchestre. Hanna Dóra Sturludóttir, mezzo-soprano; Elmar Gilbertsson, ténor: Kristinn Sigmundsson, basse.  Schola Cantorum et Iceland Symphony Orchestra, dir. Hermann Bäumer. 2019-65’10"-Textes de présentation en français, anglais, allemand et islandais-Textes chantés en islandais traduits en anglais-BIS-2420 SACD

De tout temps, les compositeurs se sont intéressés de près aux dieux grecs et romains. Il fallut attendre le 19e siècle pour qu’ils redécouvrissent la mythologie nordique. Wagner, on le sait, lui rendit son lustre d’antan au travers du Ring. Les nationalismes musicaux contribuèrent ensuite à dépoussiérer ces mythes ancestraux. En Finlande, Sibelius mit en musique plusieurs chants épiques issus du Kalevala (Kullervo, En Saga, Les Légendes de Lemminkäinen). L’Islande, quant à elle, attendit jusqu’à l’aube du 20e siècle l’avènement de son chantre. 

Jón Leifs fut le premier artiste islandais à embrasser une esthétique nationale reposant essentiellement sur les récits mythologiques et épiques de son pays natal. De son vivant, son œuvre suscita peu d’engouement. Pire: elle fut largement tournée en dérision. Les commémorations de l’accession de l’Islande à l’indépendance allaient heureusement permettre au label BIS d’exposer au grand jour l’ensemble de sa production. L’Islande devint un royaume en union personnelle avec le Danemark le 1er décembre 1918. Ce n’est toutefois que le 17 juin 1944 qu’elle rompit les liens avec les Danois et se mua en république. Les années 2018 et 2019 offraient donc l’occasion de fêter dignement ce héraut de la Vieille Islande qui, non content d’être compositeur, fut également chef d’orchestre et écrivain. 

  Ce treizième volume de l’édition consacrée à Jón Leifs par la maison de disques suédoise renferme le premier enregistrement mondial, dans le prolongement d’une exécution publique de l’œuvre qui eut lieu à Reykjavik en mars 2018, de l’un des quatre oratorios que Leifs envisageait de composer à partir de deux ouvrages de mythologie norroise datant du 13e siècle – l’Edda poétique (ou Edda ancienne), recueil de poèmes magiques, gnomiques, héroïques et mythologiques, et l’Edda en prose, sorte de codification des principes théoriques régissant la poésie islandaise médiévale. Leifs ne vint pas à bout de sa tétralogie; il n’eut le temps de travailler qu’à trois oratorios. Il semble que les divinités ne lui aient pas permis de se mesurer à Wagner; le dernier des « Edda-Oratorios » auxquels s’attela le compositeur islandais, intitulé Le Crépuscule des dieux, demeure, en effet, inachevé. 

L’Anneau du Nibelung du maître de Bayreuth n’avait, bien entendu, pas échappé à l’attention de Jón Leifs. Celui-ci trouvait cependant l’approche de Wagner trop romantique et sentimentale et lui reprochait de n’avoir rien compris à la mythologie nordique. Au contraire de son aîné, Leifs choisit non seulement d’utiliser le texte original d’Edda, en islandais, mais aussi de renoncer à la trame narrative de la tétralogie wagnérienne. Ses oratorios reposent sur un enchaînement de tableaux statiques faisant fi des récits épiques d’Odin et de sa clique (une démarche analogue animera notamment Philip Glass dans son opéra Akhnaton, bâti sur le Livre des Morts égyptien).

Second volet des « Edda-Oratorios », Les Vies des dieux se compose de six tableaux décrivant les divinités norroises et leur habitat: Odin se penche sur le père des dieux, Les Fils d’Odin, sur sa descendance. Vient ensuite le tour des déesses (« Les Asynes »), des « Valkyries », des « Nornes » et des « Guerriers ». 

La rudesse du langage musical et un carcan formel rudimentaire caractérisent les œuvres de Jón Leifs de la fin des années 1950 et du début des années 1960, comme les Trois Peintures Abstraites, op. 44 et Geyser, op. 51. Les Vies des dieux, sur laquelle Leifs plancha de 1951 à 1966, n’échappe pas à la règle. Taillée au burin comme les runes qu’elle évoque, la musique revêt également certains traits imprégnant les œuvres tardives de Leifs, en particulier ce flux continu d’accords qui s’écoule du début à la fin, comme dans l’intermezzo pour cordes Consolation, op. 66. Le matériau, peu varié, est brut, sans ornements. Mais surtout, Leifs fait imploser la mélodie, celle dont Anton Reicha disait à son élève César Franck qu’elle est une succession de sons qui, comme le discours, se divise en propositions, phrases et périodes. Éclatée en une multitude de blocs harmoniques sans liens apparents les uns avec les autres, la phrase musicale telle que la conçoit Jón Leifs n’est qu’une succession de traits verticaux ; sa dimension horizontale s’est évanouie, le contrepoint, volatilisé. L’homorythmie dans laquelle s’installent, presque sans discontinuer, les différentes parties, à laquelle s’ajoute l’absence apparente de mètre, décontenance. Sans doute ne pouvait-on se défaire de manière plus radicale de la mélodie continue de Wagner, qui ployait sous la charge de cette expressivité que Leifs condamnait sans appel. Le compositeur insulaire tord également le cou à la tonalité suspendue de l’auteur de Tristan, préférant enchaîner des triades diaphanes, modulant sans préparation à chaque nouvel accord. 

C’est original, certes. Pour autant, est-ce véritablement intéressant ? Si peu. Le schéma structurel, harmonique et rythmique de cet oratorio est d’une telle rigidité que l’œuvre paraît sans cesse s’enliser. Tout au plus la scansion se resserre-t-elle quelque peu à l’évocation des Valkyries. La dynamique, émaillée de myriades de sforzandos, et l’instrumentation, qui fait la part belle aux cuivres et aux timbales, ne sont guère plus variées. L’heure qui voit défiler ces vies divines décidément bien ternes semble une éternité. Jón Leifs nous le répète à l’envi: les dieux s’ennuient. Hélas, ils ne sont pas les seuls. 

Dans cette aventure qui n’en est pas vraiment une, les véritables héros sont les interprètes. Nous ne pouvons que leur savoir gré d’avoir insufflé à cette œuvre insipide autant de relief et de couleur qu’il est matériellement possible de le faire. La Schola Cantorum Reykjavicensis, dont nous avions déjà souligné par ailleurs les qualités lors de la sortie de Meditatio, a participé avec le même talent à plusieurs autres enregistrements de la musique de Leifs chez BIS. Comptant habituellement seize chanteurs professionnels, ses effectifs ont été gonflés pour atteindre quarante musiciens dans Les Vies des dieux. Il fallait bien cela pour faire le poids face à la rutilance de l’Orchestre symphonique d’Islande. Au fil des décennies, cette phalange s’est taillé une réputation qu’elle n’a pas volée. Il peut se targuer d’évoluer sous la férule de Yan Pascal Tortelier, Osmö Vänskä et Vladimir Ashkenazy qui en sont respectivement chef titulaire, chef honoraire et chef lauréat. Il est ici dirigé, pour la troisième fois dans l’édition dédiée à Jón Leifs, par Hermann Bäumer, chef principal du Philharmonisches Stattsorchester Mainz. Cet ancien membre de la Philharmonie de Berlin, qui a pris l’habitude de s’illustrer dans un répertoire musico-dramatique hors des sentiers battus, sait comment faire sonner un orchestre. Le retrouverons-nous bientôt dans le troisième « Edda-Oratorio » de Leifs ? Sans doute. Pour le meilleur, pour le pire, ou pour les deux ensemble.

Son 9 – Livret 7 – Répertoire 5 – Interprétation 10

Olivier Vrins

 

 

 

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