Sir Simon Rattle face au destin tragique de Katya Kabanova 

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Leoš Janáček (1854-1928) : Katya Kabanova, opéra en trois actes. Amanda Majeski (Katya), Simon O’Neill (Boris), Katarina Dalayman (Kabanicha), Andrew Staples (Tichon), Ladislav Elgr (Kudryash), Magdalena Kožená (Varvara), Pavlo Hunka (Dikoy) ; London Symphony Chorus and Orchestra, direction Sir Simon Rattle. 2023. Notice en anglais, en français et en allemand. Livret complet avec traduction anglaise. 99’ 26’’. Un coffret de deux CD LSO Live LS00889. 

Enregistrée les 11 et 13 janvier 2023 au Barbican de Londres en version de concert, cette nouvelle gravure de Katya Kabanova confirme l’attirance que Sir Simon Rattle entretient depuis longtemps pour la musique tchèque. Il dirigea cet opéra dès 1985, à l’English National Opera, avant d’autres lieux. Le présent album vient s’inscrire dans une série de productions LSO Live, au sein desquelles existe un autre opéra de Janáček, La Petite Renarde rusée (2020), superbement servie par Rattle, qui semble avoir des affinités particulières avec cette dernière partition qu’il a déjà gravée il y a un peu plus de deux décennies. 

Le livret a été rédigé par le compositeur lui-même d’après la pièce à succès L’Orage, d’Alexandre Ostrovski (1823-1886), créée en 1859 au Théâtre Maly à Moscou, avant d’être traduite en tchèque par Vincenc Červinka (1877-1942). Katya s’ennuie dans une petite ville retirée, au bord de la Volga, où elle vit avec son mari Tichon et son acariâtre et autoritaire belle-mère Kabanicha, qui ne cesse de la harceler et de l’humilier. Elle est aimée secrètement par Boris, neveu du marchand Dikoy. Elle se laissera séduire par le jeune homme, au cours d’une absence de son mari, lors d’une rencontre organisée par Varvara, jeune femme en lien amoureux avec Kudryash, un employé du marchand. La réalité de l’adultère éclatera lors d’un orage. Katya, en fuite, finira par se jeter dans la Volga. Sur cette trame dramatique, Janáček a composé une partition d’une forte densité, créée à Brno en novembre 1921, juste un an avant Prague, et, quelques jours plus tard, Cologne, sous la direction d’Otto Klemperer. 

La discographie est dominée par les deux versions de Sir Charles Mackerras, l’une avec le Philharmonique de Vienne (Decca, 1976), Elisabeth Söderström étant Katya, entre limpidité et tragédie, l’autre avec la Philharmonie Tchèque (Supraphon, 1997), Gabriela Benackova campant une Katya tendre, forte et douloureuse à la fois, avec une bluffante Dagmar Peckova en Varvara. Difficile de choisir entre les deux versions, même si les timbres viennois sont un peu plus ensorcelants. Avant cela, il y avait eu, déjà chez Supraphon en 1959, Dragomira Tikalova, au timbre pur et sensuel, avec un formidable Benö Blachut en Boris, sous la baguette de Jaroslav Krombholc, au Théâtre National de Prague. Dans le domaine de la vidéo, Sylvain Cambreling, à la tête de la Philharmonie Tchèque, a été filmé au Festival de Salzbourg en 1998, dans la mise en scène de Christoph Marthaler, qui inscrivait l’opéra dans un univers contemporain cruel, avec Angela Denoke, Katya fragile et désespérée (TDK). Dix ans auparavant, c’était à Glyndebourne, dans la mise en scène de Nikolaus Lehnhoff (ArtHaus) qu’Andrew Davis dirigeait Nancy Gustafson, peut-être trop sage et trop sensible face à Felicity Palmer, mégère en Kabanicha. Il faut préférer Karita Mattila, bouleversante, en décembre 2010 au Teatro Real de Madrid, dans la superbe mise en scène de Robert Carsen destinée à la télévision, d’une sidérante esthétique, menée par un transcendant Jiři Bělohlávek (Fra Musica, 2010). C’est la référence en vidéo. Elle confirme que, vu son intensité, Katya Kabanova est sans doute un opéra plus à voir qu’à écouter sur disques.

Malgré tous ses mérites, la lecture en version de concert de Sir Simon Ratlle vient concrétiser cette nécessité du spectacle en direct. Le plateau vocal, disposé côte à côte sur scène, comme le montrent des photographies de la notice, réunit pourtant une belle distribution. La soprano américaine Amanda Majeski possède une voix lumineuse, dont elle joue, aigus assurés, entre ennui, brimades et passion, avant suicide. Sa Katya se situe entre émotion et véhémence. Sa belle-mère, Kabanicha, est incarnée par la mezzo-soprano suédoise Katarina Daleyman avec la dose de haine et d’acharnement nécessaire, même si la voix, dans sa soixantaine, a perdu de son registre. Son fils, Tichon, apanage du ténor anglais Andrew Staples est, pour Katya, un mari aimant, mais peu attentif à ce que ressent son épouse. Ses accents découlent de ce manque de lucidité. Le ténor néo-zélandais Simon O’Neill est Boris, qui, à cause de son amour pour Katya, précipitera son destin ; les nuances sont présentes, mais l’aigu se révèle un peu appliqué, ce qui ne l’empêche pas de donner une certaine épaisseur au personnage. Le couple Kudryash/Varvara (Ladislav Elgr et Magdalena Kožená) forme un duo harmonieux, en contraste avec celui de Tichon/Katia, destiné au malheur. L’épouse de Sir Rattle est, comme toujours, sensible et raffinée dans sa participation au drame qui va se jouer. Les autres protagonistes sont à féliciter, en particulier Pavlo Hunka en marchand Dikoy.

D’où vient alors la légère sensation d’inaccomplissement que les versions de Mackerras n’induisaient pas ? De l’orchestre, dont, malgré les couleurs soulignées et les nuances peut-être un peu trop soignées par plaisir d’en dessiner les contours, l’action menée par Sir Simon n’exploite pas vraiment le drame avant l’Acte III. L’acoustique de la salle du Barbican, qui manque de chaleur enveloppante, porte aussi sa part de responsabilité. Mais entendons-nous : ce sont là questions de détails qui n’enlèvent qu’une minime partie du plaisir que l’on prend à retrouver une partition si intéressante qui, en fin de compte, réclame, plus que d’autres, répétons-le, la vision en direct. 

Son : 8,5  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 8,5

Jean Lacroix

Chronique réalisée sur la base de l’édition SACD.

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