Lukas Geniušas et Esa-Pekka Salonen : rendez-vous de dernière minute
Surprise par le fâcheux changement de programme, je retrouve mon chemin habituel de la Philharmonie de Paris. Mais quel bonheur de retrouver enfin le pianiste russo-lituanien Lukas Geniušas. Après ses multiples passages à Paris, dont certains n’ont pas eu un écho suffisant dans la presse, il a su braver son chemin jusqu’à la grande salle Pierre Boulez.
Bien évidemment, ce changement de programme a privé le public du 3e Concerto de Rachmaninov, programmé préalablement. On ne pouvait pas le remplacer par un concerto plus différent. Et oui, nous avons eu droit à une autre version du Concerto en sol de Maurice Ravel. Quoiqu’il en soit, Geniušas a choisi de ne pas refaire le monde. Son Ravel a dévoilé le visage d’un tout autre pianiste qu’on a l’habitude d’entendre depuis le Concours Chopin en 2010. Il serait injuste de qualifier son Ravel de « peu convaincant. » Disons plutôt que ce répertoire, visiblement pas encore sa tasse de thé, est encore en pleine mutation artistique. Accompagné par Esa-Pekka Salonen, Geniušas a fondu dans la masse et le timbre de l’Orchestre de Paris. Bien évidemment, cela a plutôt montré la qualité d’écoute du pianiste, l’écriture orchestrale étant d’une virtuosité extrême. Cependant, dès son grand passage en soliste (Meno vivo) on sentait que l’orchestre et le soliste n’avaient plus tout à fait réglé la question du dosage des rubatos et des libertés stylistiques. Par rapport au léger décalage dans les syncopes du pianiste, la descente timbrique bien prononcée de la petite flûte, de la clarinette en mi bémol et de la trompette était presque trop gershwinnienne. Même s’il manquait de folie (notamment dans la montée redoutable du piano avant le retour en sol majeur) ou, au contraire, de précision dans les gammes entre le piano et l’orchestre dans le Presto, c’est dans le deuxième mouvement Adagio assai qu’on souhaitait être pleinement servi par la béatitude musicale. On en avait pleinement son compte après avoir retrouvé la maitrise géniale de Geniušas.
En fin de compte, le changement de programme de dernière minute a manifestement fait découvrir un autre côté de Lukas Geniušas. Excellent dans les opus de Chopin et de Rachmaninov, Geniušas risquait de devenir l’un de ses pianistes facilement associables à un certain type de répertoire. Or, il n’en est rien. Celui qui a su enchanter le public parisien, ayant déjà vu et entendu beaucoup (trop ?) de pianistes de la célèbre école russe de piano, Geniušas a montré qu’en fin de compte sa place était bel et bien dans les salles de rang international comme la Philharmonie de Paris.
Enfin, il serait injustifié de ne pas mentionner les deux autres œuvres de la soirée : Le Tombeau de Couperin de Maurice Ravel et les extraits de la suite de Roméo et Juliette de Sergueï Prokofiev. Esa-Pekka Salonen, le remplaçant idéal du chef Tugan Sokhiev qui n’a pas pu venir à Paris, a laissé l’orchestre interpréter le Tombeau. Presqu’invisible, il accompagnait les instruments à vent dans leur tempo et expression personnelle. Enfin, dès la « Danse des chevaliers » (« Montaigus et Capulets »), l’Orchestre a donné un autre souffle à la soirée. Parfaitement équilibrées, les cordes étaient menées par le violon solo Roland Daugareil. Avec leur son chaud, timbré et vibrant, c’était un régal que de réentendre cet orchestre, prêt comme jamais pour les nouvelles aventures avec leur nouveau conseiller musical Klaus Mäkelä.
Paris, Philharmonie de Paris, 24 octobre 2020
Gabriele Slizyte