L'évolution de la Technique : propos d'un neurochirurgien

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Il est intéressant d'écouter les archives du Concours Reine Elisabeth. A plusieurs reprises, on constate que ceux qui, dans les années '50, obtenaient les plus belles récompenses, ne passeraient peut-être plus le cap des éliminatoires aujourd'hui. Les qualités étaient autres mais loin des exigences techniques d'aujourd'hui. Un autre constat : la montée en nombre et en qualités des Coréens dans tous les grands concours, qu'ils soient consacrés au piano ou au violon. Parallèlement au Concours Reine Elisabeth se déroule le Concours de Montréal, cette année consacrée au violon. On retrouve cinq Coréens sur les douze demi-finalistes et deux sur les six finalistes. RaftoCette montée en puissance de la technique nous a interpellés et nous avons tenté d'y voir plus clair en interrogeant un membre du jury coréen, Daejin Kim (voir l'interview d'Aline Giaux), Elisso Virsaladze qui a vécu de près cette période de transition (voir notre Vidéo) et enfin Christian Raftopoulos, neurochirurgien réputé, professeur à l'UCL.
Pour le neurochirurgien, il n'y a pas de secret. Cette évolution de la technique répond à une exigence sociétale et elle peut s'expliquer à la fois par la culture et la science. Il fait la comparaison avec le sport car, à ce niveau, il s'agit de mental et de physique. Regardez le tennis d'aujourd'hui et le tennis de Philippe Washer il y a cinquante ans... Ce n'est plus le même sport... Washer dit lui-même qu'il ne s'y retrouve plus... 

A propos de la montée en force des Coréens : Allez regarder leurs écoles... des écoles très performantes avec un très grand respect de la hiérarchie, des anciens, des professeurs, une relation structurée que nous perdons dans nos pays... De plus, ils ont connu des systèmes politiques souvent plus contraignants que les nôtres. Même s'il s'agissait d'un pseudo respect, indépendamment de tout jugement moral, ce respect était là et se transmet. De plus, dans la société asiatique, il y a une capacité au travail beaucoup plus grande qu'ailleurs, une volonté d'être aussi.

Il y a donc un facteur culturel qui interfère avec les aptitudes neurophysiologiques.
On sait que c'est autour de huit mois que, déjà, beaucoup se joue. A cet âge, 150 à 250 milliards de neurones sont là, les bras ouverts, tous connectés entre eux, prêts à réagir aux messages que vous leur envoyez pour développer des réseaux; les neurones qui ne sont pas sollicités perdent leurs bras et se spécialisent selon ce qu'on leur demande. On connaît cette expérience sur des animaux placés dans des univers où ils ne voient que des lignes verticales : placés ensuite dans un milieu de lignes horizontales, ils se heurtent en permanence. Ils ont perdu la capacité de voir ce qu'ils n'avaient jamais vu.
La génétique est fondamentale. Elle se transmet et se travaille au travers de l’ADN, le code génétique. Le niveau de développement des neurones passe par l'ADN. Et l'ADN, ce sont 23.000 gènes, ces structures moléculaires qui codent les protéines. Et le corps est commandé par toute une série de protéines qui définissent, par exemple, la vitesse de connexion, la capacité de vos ligaments, de vos muscles,... et puis, l'éducation et le travail embellissent votre talent... ou le détruisent.

Je reviens au problème de la technique instrumentale. Dans un pays comme la Corée, il y a une stratégie, une capacité d'identifier les potentialités et de les développer. Il y a des "orienteurs" pour vous mettre sur la bonne voie. On voit ce phénomène en Chine également. Si vous lisez les curriculum vitae des jeunes Asiatiques, bien souvent, à l'âge où nos jeunes se font encore pouponner, ils quittent leur famille pour aller étudier dans les grandes écoles. Tout cela va de pair avec un système politico-culturel.

Pourquoi cette course à la performance ?
Nous sommes dans un monde de compétition. Il y a deux façons d'être au-dessus du panier : soit vous êtes le meilleur, soit vous êtes le « plus ». Il y a la pression sociale. Et donc, vous travaillez sans cesse. Mais les neurones s'épuisent aussi. Nous ne voyons que ceux qui ont passé les filtres et pas les malheureux qui ne réussissent pas. Outre les maladies psychiques, les tendinites, les lésions et les blessures sont des phénomènes nouveaux. Dans le sport, ce sont les fractures, les handicaps en tous genres. Le tout est de savoir jusqu'où va aller cette compétition.

Depuis 150.000 ans, l'homo sapiens est resté le même; que sera l'homo sapiens sapiens ? L'homo adaptus... qui devra s'adapter. 

Propos recueillis par Bernadette Beyne
Bruxelles, le 18 mai 2016

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