Lille Piano(s) Festival : une édition surprenante !

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Près de 13 000 auditeurs se sont déplacés le week end dernier à Lille pour assister aux nombreux concerts et manifestations proposés par l’Orchestre National de Lille dans le cadre du Lille Piano(s) Festival. Cette année, ce sont les couleurs qui ont parcouru les différents lieux de la métropole à travers des concerts classiques, de jazz ou encore pour enfants. Après un 10ème anniversaire particulièrement réussi et dense, la programmation de la onzième édition s’annonçait pointue et poussée malgré une diminution du nombre de prestations. Retour sur trois journées de belle musique.

Du côté des récitals, plusieurs artistes se sont succédés sur la scène de l’auditorium du Nouveau-Siècle. Notons la prestation remarquable de Kun Woo Paik. Alors que le public lillois avait déjà eu l’occasion d’entendre celui qui joua le Concerto de Grieg avec l’Orchestre National de Corée à seulement 10 ans lors du concert d’ouverture, Kun Woo Paik proposa samedi un récital particulièrement coloré. En débutant par deux pièces de Chopin (Etudes op. 25 n°7 – Mazurka op. 24 n°4) particulièrement expressives et d’une richesse harmonique conséquente, le pianiste affirme dès les premières notes un jeu vivant, confiant et souple. S’apprécient notamment le travail effectué sur la ligne mélodique mais aussi sur l’accompagnement qui tient une place prépondérante chez Chopin. Le pianiste installe très rapidement une ambiance intime, proche du salon tout en offrant un jeu clair et limpide. Dans Scriabine (24 Préludes op.11), Paik change l’ordre des préludes pour apporter au public sa propre interprétation. Sans surprise, le jeu du pianiste est brillant, évident, simple et à la fois complexe tant les dynamiques sont nombreuses. Les Préludes s’enchainent assez rapidement, dans l’idée d’une seule grande ligne. D’un bout à l’autre du récital, Paik saisit toutes les possibilités acoustiques de la salle pour faire émerger de son piano Yamaha toutes sortes de couleurs et dynamiques. Un concert en parfaite adéquation avec le thème du festival. Dimanche, deux pianistes se partageaient la scène : Marc Laforêt et Varvara (1er Prix Géza Anda 2012). Le premier proposa un récital consacré à Mozart (Sonate KV 457), Scriabine, dont on commémore les 100 ans de sa disparition et dont l’intérêt pour les couleurs n’est plus à démontrer, (Six Mazurkas op.3 n°1-2-3-4-6-7) et Chopin (Quatre Mazurkas opus 33 – Scherzo op. 31 n°2). Un récital où se côtoyaient contrastes et ambiances variées. Très libre, le pianiste propose une lecture de Mozart dynamique avec une pédalisation juste. Le piano chante et semble par moment improviser, à l’image d’un compositeur qui crée une œuvre. Scriabine fut tout aussi convainquant. Partition particulièrement complexe, Laforêt ne semble pas inquiet par les nombreux passages virtuoses, offrant ainsi à la structure générale une belle perspective. Il termine par Chopin, dans une proposition éclatante et raffinée. Le jeu de Laforêt est subtil, précis, limpide et respire. On retrouve ces mêmes caractéristiques dans le récital de Varvara, jeune pianiste de 32 ans née à Moscou. Elle débute par une lecture inspirée de Gaspard de la nuit de Ravel. Tout en finesse, elle survole l’œuvre avec aisance et décontraction. Son jeu est clair, la structure comprise tandis que l’auditeur se fond aisément dans les textes d’Aloysius Bertrand. La fluidité associée à une maîtrise parfaite du clavier permet à la pianiste de se libérer des nombreuses contraintes techniques. En seconde partie, elle se lance dans les non moins faciles 24 Préludes de Chopin qu’elle enchaîne également avec aisance. Habituée de la scène, elle projette l’œuvre de Chopin sans véritable pause et apporte à chaque prélude une conception différente. On ne s’ennuie pas, au contraire, on goute aux harmonies audacieuses et au travail mélodique.
Le Lille Piano(s) Festival n’aurait pas toute sa valeur sans la participation de l’Orchestre National de Lille. Alors que celui ouvrait traditionnellement le festival vendredi soir avec le Concerto n° 3 de Beethoven (Kun Woo Paik, soliste), le public le retrouvait notamment à l’occasion d’une intégrale des Concertos de Bartók, dans le cadre des 70 ans de sa disparition. Trois pianistes et trois chefs se sont ainsi succédés. Pour le premier, ce sont Rémi Geniet et Benjamin Shwarts qui ont empoigné l’œuvre avec énergie et robustesse. Dans un langage pas toujours évident ou le piano se veut sauvage et percussif, les deux artistes se sont démarqués par une maîtrise idéale de la balance et du matériau sonore. Si l’on ne sentait pas toujours le chef à l’aise, Rémi Geniet a une fois de plus démontré sa capacité à offrir un discours est simple, naturel et efficace. Le concert se terminait par une lecture époustouflante de la Symphonie n°2 de Léonard Bernstein, « The age of Anxiety ». C’était l’occasion de retrouver Wilhelm Latchoumia, déjà invité lors de la précédente édition et qui assura une masterclasse pour cette édition. Sur la projection d’une série de 99 œuvres du peintre, sculpteur et scénographe Alexander Polzin, c’était avant tout une découverte historique pour l’auditeur. Œuvre rarement jouée, on se laisse surprendre par une multitude de détails et de surprises sonores. Se retrouvent ainsi couleurs sonores par les ambiances tantôt jazzy tantôt plus classiques et couleurs par la projection des images. Un ensemble réussi avec un chef plus en adéquation avec les musiciens. Le Concerto n°2 de Bartók fut interprété par Kotaro Fukuma, pianiste né à Tokyo et lauréat du Concours de Cleveland en 2003. Mais ce concert permit surtout de découvrir le chef estonien, Mihhail Gerts. Finaliste du Troisième Concours de chefs d’orchestre Evgeny Svetlanov, chef de l’Opéra National d’Estonie et dirigeant partout dans le monde, Gerts est un chef qui respecte les musiciens et qui leur propose une gestique de direction incroyablement claire et précise. De fait, le concerto fut interprété avec beaucoup de dynamisme et de précision. Le dialogue avec le pianiste était idéal, pianiste qui démontra par ailleurs toute sa capacité à sortir de la complexité du langage de Bartók pour en sublimer tous les motifs tantôt souples, tantôt ironiques. Le dialogue avec le chef était idéal, le jeu mature et énergique. L’Orchestre National de Lille proposait dimanche soir un dernier concert consacré au Troisième Concerto pour piano de Bartók et à Prométhée de Scriabine. C’était l’occasion de retrouver Jean-Claude Casadesus dans un concerto particulièrement énergique, avec Beatrice Rana, jeune lauréate du Concours Van Cliburn 2013 dont la lecture fut de haut vol : dialogue constant avec le chef, contrastes et échanges remarqués avec l’orchestre. Des trois concerti de Bartók joués ce weekend, c’est certainement celui-ci qui a été le plus abouti, tant dans le jeu de l’orchestre, qui n’hésite pas à se surpasser, que dans la balance générale. Prométhée ouvrait la seconde partie avec une surprise de taille : une création de lumières originale de Jean-Michel Albert. Il demeure rare de pouvoir entendre cette œuvre d’une écriture remarquable dans les salles de concerts et encore moins interprétée selon le souhait du compositeur. C’est chose faite à l’ONL. Tandis que nos oreilles se plaisent à redécouvrir quelques richesses sonores surprenantes, les yeux suivent de près ou de loin les différents éclairages actionnés depuis un clavier lumière, en relation avec la battue du chef. De cette manière, Prométhée, en plus d’être musical, nous livre une sorte de prolongation des tableaux du Mythe de Prométhée. Comme dit précédemment, Mihhail Gerts est l’une des découvertes de ce weekend. Sa gestique d’une précision remarquable, dessine chaque contour mélodique et incite l’orchestre à se libérer de toute contrainte. Andrei Korobeinikov vient ponctuer le discours par un son fluide et attentif. Un ensemble qui, contre toute attente, a visiblement beaucoup plu au public. De manière générale, l’ONL a démontré à nouveau ce weekend son incroyable finesse de langage et sa capacité à jouer avec différents chefs et solistes en très peu de temps. Lorsque l’on entend l’ONL, on a le sentiment de voir une famille qui aime être réunie pour jouer de la musique : aucune prétention, décontraction et volonté d’aller toujours plus loin.
D’autres activités sont venues ponctuer le weekend avec succès. Dimanche matin avait lieu un concert pour jeune public. Philomène et les ogres, conte fantastique d’Arnaud Delande adapté et mis en musique par David Chaillou. L’histoire de cette petite fille qui se transforme en ogre, à cause d’une malédiction, permet à l’auditeur d’avoir un regard à la fois philosophique et humaniste. Dans une ambiance tantôt amusante, tantôt triste ou introspective, c’est aussi l’occasion de reconsidérer la façon dont le monde évolue et la manière dont on peut le rendre meilleur. Michel Vuillermoz et Laurence Colussi assurent avec humour le rôle de récitant. Si le premier pouvait facilement effrayer les enfants par ses différents cris, il a surtout conquis le public par une narration rudement bien menée et une articulation lumineuse et soutenue. La musique de Chaillou, interprétée ici par Moïsès Fernandez (piano) et Jean-Baptiste Leclere (percussions), rendait la lecture encore plus captivante. Une musique innovante, moderne et faisant la synthèse entre le passé et l’époque actuelle. Enfin, Charles Dutertre proposait sur écran plusieurs illustrations dessinées et peintes en direct au moyen d’une caméra où se côtoyaient couleurs vives et sombres. Plusieurs paramètres qui ont fait de ce concert un moment inoubliable pour les enfants mais également pour les adultes. Deux ciné-concerts ont été proposés en soirée : le premier était consacré à Buster Keaton et son Sherlock Junior, un film muet américain de 1924. Un film à la fois poétique, onirique et amusant par les diverses scènes où se juxtaposent burlesque et ridicule. Comme à l’époque, la musique était interprétée depuis le piano, ici par Paul Lay, Grand Prix du disque de jazz de l’Académie Charles Cros 2014. Mais sans retomber  dans la simplicité, le pianiste proposait de longues improvisations, en relation avec l’image, donnant ainsi un contraste lumineux et une prolongation de l’œuvre cinématographique. Une autre manière de comprendre l’œuvre de Keaton grâce à un langage plus récent. Plus surprenant était le ciné-concert de samedi soir, consacré aux courts-métrages d’animation de Georges Schwizgebel. Entre les images et dessins d’une Cendrillon moderne ou d’un homme sans ombre, le fils du cinéaste, Louis, venait ponctuer la soirée de pièces issues du répertoire classique, des pièces qui ont inspiré le père à diverses reprises, notamment le Prélude et fugue op. 35 n°5 de Mendelssohn dont le matériau de la fugue est repris dans La jeune fille et les nuages. Louis Schwizgebel est un pianiste accompli dont le jeu, mature et convainquant, a brillamment accompagné les images. Beau travail sur la polyphonie, sur les contrastes et sur la capacité à enchaîner des pièces sans rapport direct entre elles. Autre découverte du weekend, le concert consacré à Richard Strauss et son Enoch Arden, pour piano et récitant. Ce mélodrame de concert, sur un poème d’Alfred Tennyson alterne voix parlée et piano et s’unissent à de multiples reprises. Comme souvent, la musique de Strauss offre un panorama très large de contrastes et de détails. Elle fut interprétée à merveille par Galina Ermakova, pianiste russe actuellement étudiante au Pôle Supérieur Nord-Pas de Calais. Arnaud Agnel récitait le texte de façon soutenue et claire, malgré une balance pas toujours idéale. Sur fond romantique, Enoch Arden reprend le thème de l’amour en le mêlant à tout ce qui peut être d’ordre dramatique. Et pourtant, le paramètre le plus important ici est la bienveillance et l’amour des autres. Richard Strauss a parfaitement compris le sens du texte en associant un jeu pianistique parfois joyeux, parfois triste et mélancolique ou encore tragique. Mais le concert le plus surprenant reste le récital Chopin’Chopin de Judith Jauregui et Pepe Rivero. Un concert qui alliait classique et jazz. S’alternaient ainsi trois pièces de Chopin (Préludes op. 28 n°1-4-7-18-20-23, Ballade n°1 et Andante Spianato et grande polonaise brillante) et versions jazzifiées pour piano, batterie et contrebasse. Plus remarquable encore est la manière dont le pianiste jazz amenait le squelette de l’œuvre de Chopin en une grande page de jazz improvisée. Mais ce fut aussi l’occasion de montrer que la musique du compositeur polonais se prête très bien à la variation et l’improvisation, possédant elle même quelques couleurs et dynamiques très libres. Dans la polonaise, le groupe tenait la partie d’orchestre avant de se lancer dans une longue improvisation. Un concerto qui mêle classique et jazz ne serait-il pas une solution pour amener les jeunes publics à écouter de la musique classique ? L’ONL le proposait ici et le succès fut au rendez-vous dans une salle Québec qui ne cessait de se remplir.
C’est ainsi que s’est terminé le Lille Piano(s) Festival : une édition particulièrement audacieuse, colorée, familiale et surprenante ! Avec des budgets en baisse, l’ONL est parvenu à offrir au public une édition particulièrement riche. Le pari était osé en proposant des œuvres moins « grand public », mais le chiffre de 13 000 auditeurs, un peu en retrait par rapport à 2014, démontre qu’il y a une attente et une demande. Le succès du festival réside aussi dans l’esprit à la fois familial et professionnel qu’entraînent les différentes prestations. Avoir l’occasion de découvrir ou redécouvrir une œuvre à un prix démocratique dans des lieux prestigieux avec des artistes de renommée est un pur bonheur pour tous. Rendez-vous en 2016 pour une édition autour du thème : « Du piano à l’orchestre ».
Ayrton Desimpelaere
Lille, Nouveau-Siècle, du 12 au 14 juin 2015

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