Nick Woud, la musique avant tout
Ancien timbalier de l'Orchestre royal du Concertgebouw d’Amsterdam, pionnier dans l’approche orchestrale des timbales, pédagogue reconnu et demandé dans le monde entier, Nick Woud nous a accordé une magnifique entrevue lors de son passage au Koninklijk Conservatorium Brussel.
Le métier de percussionniste n’est pas un métier comme les autres. Quelles sont les caractéristiques d’un bon percussionniste ?
Je pense qu’un bon percussionniste est quelqu’un qui réalise qu’il est avant tout un musicien. Le problème avec les percussionnistes est qu’ils ont un grand nombre d’instruments à jouer, avec beaucoup de techniques différentes. La percussion est une tradition très jeune et ses pratiquants doivent apprendre beaucoup de choses, et souvent par cœur au vu du caractère très virtuose de cette profession. Parfois, ils en viennent à oublier que, au final, c’est la musique qu’ils produisent qui importe vraiment et non pas leur capacité à jouer rapidement, forte, piano, etc.
C’est le sujet sur lequel j'insiste le plus actuellement. Il y a deux groupes distincts en percussion, les instruments non virtuoses, globalement les instruments d’orchestre, et la nouvelle génération, la partie moderne avec des instruments plus virtuoses. On peut comparer ça à l’opposition entre un violoniste et un contrebassiste. Un contrebassiste peut jouer un concerto, mais c’est toujours un peu bizarre, ils doivent jouer dans des registres très aigus dans lesquels ils ne jouent normalement pas. Mais ce qui lie ces deux instruments, et qui lie également les deux groupes de la percussion, c’est la musique. Un bon percussionniste, c’est avant tout un bon musicien.
Le percussionniste voit un grand nombre d’instruments lui passer entre les mains. Qu’est-ce qui vous a poussé vers cette spécialisation qu’est le poste de timbalier ?
C’est quelque chose de très abstrait pour moi. Mon arrière-grand-père était timbalier. Et mon grand-père, qui était chanteur, me l’a dit quand j’avais 7 ans. À cet âge, je ne savais pas ce qu’étaient les timbales, mais j’ai tout de suite su que c’était ce que je voulais faire et je n’ai plus jamais voulu faire autre chose.
J’ai donc été à l’école de musique et au Drum Band où je voulais jouer des timbales, mais je n’y étais pas autorisé car j’étais plutôt bon à la caisse claire pour mon âge donc ils ne voulaient pas que je joue d’autre chose. J’ai bien sûr étudié la percussion et après mes études je suis devenu percussionniste dans l’orchestre de la Radio Nationale mais je n’ai jamais voulu rester percussionniste. J’ai toujours gardé ce souhait d’être timbalier, l’instrument m’attirait invariablement.
Vous avez été timbalier principal du Concertgebouw durant de nombreuses années. Quel est pour vous le rôle d’un timbalier au sein de l’orchestre ? On entend souvent que le timbalier est le second chef d’orchestre, êtes-vous d’accord avec cela ?
Je pense que les timbales sont l’un des instruments fondamentaux dans un orchestre, en termes de son et de présence. Si les gens pensent cette phrase, c’est peut-être parce qu’en général nous sommes en face du chef, plus haut que lui et que nous avons un rôle puissant. Mais je ne pense pas qu’elle soit totalement vraie. Par contre, quand un bon timbalier joue, l’orchestre l’écoute et il peut ainsi donner une certaine inspiration aux musiciens. En quelque sorte, il peut donner une identité à l’orchestre. D’un autre côté, on ne participe pas beaucoup musicalement.
Comment se prépare t’on à une production en tant que timbalier ?
Je suis de la vieille école. Quand j’étudiais au conservatoire, nous avions une paire de timbales, mais nous ne pouvions pas les utiliser car elles étaient dans la classe d’orgue. Je n’ai donc jamais vraiment étudié sur l’instrument. On n’avait pas de masterclasses, on n’avait pas de cours sur les accessoires de percussions (triangle, tambour de basque, etc), on n’avait pas d’enregistrement. Pour avoir accès à un enregistrement, on devait aller en ville pour commander un vinyle longue durée, attendre deux semaines, puis y retourner pour aller le chercher.
Pour ce qui était des traits d’orchestres qui sont demandés en audition, nous devions les copier à la main. En termes de préparation, nous n’avions donc pas vraiment la possibilité de le faire. Pour ma première audition à la Radio Nationale, on n’avait pas reçu de programme. On recevait juste des partitions et on devait les jouer. On devait donc être rapide pour apprendre et jouer les notes, mais aussi pour comprendre la musique et trouver comment phraser dans cette simple ligne de caisse claire ou peu importe ce que l’on devait jouer.
Au vu de cette expérience, je ne partage pas cette obsession de vouloir tout préparer, regarder les directrices, penser que l’on est capable de vraiment les lire et les comprendre. Pour moi, la plupart des gens n’en sont pas capables. Ils tirent donc de mauvaises conclusions sur la manière de jouer telle ou telle chose. Il est important de se préparer, mais il faut surtout être capable d’écouter et de développer une intelligence musicale. Savoir beaucoup de choses sur la musique n’implique pas de comprendre la musique.
Pour revenir à la préparation, j’essaie surtout de jouer ce qu’il y a sur ma partition et de la comprendre, de comprendre ce qu’il se passe autour de moi. Un forte n’est pas toujours égal à un autre forte, un roulement peut fonctionner d’une telle manière ou d’une autre, etc. Pour moi, et je l’ai vu chez beaucoup de jeunes musiciens, il n’y a rien de pire que de ne pas pouvoir s’adapter à une autre manière de jouer d’un orchestre à cause d’une préparation trop importante.
Quels sont les plus beaux moments musicaux que vous avez pu vivre avec les différents orchestres dont vous avez fait partie ?
Il y en a trop pour pouvoir les compter ! J’ai joué toutes les grandes œuvres et parcouru une belle partie du répertoire contemporain. En tant que timbalier, on aime avoir des parties intéressantes à jouer, bien écrites pour l’instrument. On peut citer toutes les symphonies de Mahler, de Mozart, les cantates de Bach, etc. Il y a également des opéras très intéressants. D’un autre côté, il y a des œuvres moins agréables à jouer. La Damnation de Faust de Berlioz, par exemple. Le compositeur français y fait des expériences avec les timbales, c’est écrit très bizarrement et ce n’est pas satisfaisant à interpréter. Les notes utilisées ne sont pas vraiment adéquates pour l’instrument, l’accord est inhabituel. La musique est magnifique, mais la jouer ne m’a pas donné ce sentiment de plénitude que peut offrir un opéra de Mozart.
En général, les œuvres du romantisme tardif sont très bien écrites pour les timbales. J’ai eu la chance de jouer l'entièreté du Ring de Wagner l’année dernière en Australie, et la façon dont il utilise les timbales est très intéressante. Il n’y en a pas beaucoup, mais quand elles sont présentes, ce n’est pas dans des grands passages bruyants mais dans des moments mystérieux, pianissimo, dans une tonalité différente du passage précédent. C’est beaucoup plus délicat à jouer, on espère toujours être bien accordé et dans un sens, on ne l’est jamais vraiment ! C’est un véritable défi, mais c’est incroyable à jouer.
La percussion et son rôle au sein de la musique savante est en pleine évolution, comment votre jeu a-t-il été influencé par celle-ci ?
Je ne pense pas que je sois influencé par cette évolution. En tant que musicien d’orchestre, on est comme les gardiens de but de la percussion, on reste derrière, on garde les bases. Et les percussionnistes solistes sont plus comme les attaquants, ils doivent marquer, faire toutes les choses rapides et impressionnantes.
Dans ce monde à la fois fantastique et totalement fou de la percussion, nous sommes ceux qui n'évoluent plus. Les timbales ne se développent plus tout simplement car il n’y en a pas le besoin. C’est un instrument grave et lent, pas adapté à la rapidité de la percussion. Nous sommes ceux qui frappent sur l’épaule des percussionnistes pour leur dire : “C’est fantastique ce que tu fais, mais écoute le son, soit attentif au timing, etc”.
Aujourd’hui, les percussionnistes jouent toujours plus rapidement, avec plus de virtuosité, et ils atteignent un palier très élevé dans la pratique technique de leur instrument jusqu’à ne plus pouvoir aller plus haut. Mais il ne faut jamais oublier les étages du dessous, les bases sur lesquelles leur jeu doit être fondé, ces bases de la musique qui touchent aux émotions, et ces étages-là peuvent être creusés indéfiniment.
C’est la même chose pour les chefs d’orchestre. Un chef virtuose et spectaculaire comme Dudamel, par exemple, ils peuvent tout faire et c’est fantastique. Mais finalement, quand on s’attarde sur le fond des choses, sur ces petits éléments si importants, c’est là qu’on touche le public et on n’a pas besoin de leur montrer pour qu’ils comprennent. Les timbales ont ce rôle dans lequel, avec un seul roulement pianissimo ou une intervention fortissimo, on peut changer toute la chimie d’une musique.
Vous êtes spécialiste des timbales baroques, pouvez-vous nous parler des spécificités liées à cette facette de votre jeu ? Est-ce qu'il est désormais indispensable de connaître la timbale baroque pour appréhender le répertoire orchestral classique ?
Quand j’avais 19 ans, j’ai participé aux premiers enregistrements des cantates de Bach avec le Leonhardt-Consort, j’ai donc très tôt été plongé dans ce monde. Dans cette musique, les timbales n’ont pas un rôle très important et elles n’ont pas de nuances. Quand elles jouent, c’est souvent avec les trompettes et c’est toujours bruyant, ou cérémoniel. Quand Bach, Haendel ou Purcell voulait composer pour timbales, ils devaient donc être capables d’engager beaucoup de musiciens pour l’orchestre.
À l’époque, les timbales n'étaient pas toujours petites. Quand Haendel, par exemple, composa Fireworks Music, il demanda à avoir des timbales si grosses qu’il n’était pas possible de les porter ! Si les orchestres baroques utilisent des petites timbales de nos jours, c’est pour ne pas devoir engager plus de musiciens.
En jouant de la musique baroque, je me suis interrogé sur la façon dont un compositeur écrit pour timbales. Ce n’est pas un timbalier, il ne connaît rien à l’instrument mais il sait le son que cela produit, et le résultat qu’il veut avec cet instrument si différent des cordes et des vents. Cela s’applique à toutes les musiques, que ce soit du Bach, du Mozart, du Tchaïkovsky ou du Mahler. Ces éléments doivent toujours nous rester en tête et doivent toujours primer.
Pour Mozart par exemple, on sait qu’il aimait utiliser les timbales dans des changements de nuances très soudains, et on doit donc respecter cela. Il faut aussi se poser la question du son qu’il souhaitait. De nos jours, les gens jouent avec de grandes timbales et des peaux très tendues. Alors qu’à l’époque de Mozart, les timbales étaient plus petites. Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n’est pas la taille de la timbale qui compte, mais la tension de la peau. Des timbales plus petites vont nous permettre de jouer sur une peau moins tendue, ce qui va créer un son totalement différent. Cette façon de penser s’applique également aux nuances. Un forte chez Mozart n’a pas le même volume qu’un forte chez Mahler, mais il doit avoir la même énergie.
Au final, ce n’est donc pas l’instrument sur lequel on joue qui importe réellement, mais le musicien qui se cache derrière. S’il comprend réellement l'œuvre et la façon dont elle doit être jouée, alors cela change tout. Il ne faut jamais oublier que jouer de la percussion est très simple, il suffit d’avoir un instrument, des baguettes et de la technique. Mais faire de la musique, c’est le plus difficile et le plus important.
Vous avez écrit 3 méthodes pour timbales, quelle est la place de la pédagogie dans votre carrière ?
J’enseigne depuis mes 30 ans, cela a toujours fait partie de ma carrière. Comme professeur, j’ai une idée de quel son je veux, de ce qu’il faut faire dans telle ou telle pièce mais je ne forme pas une secte. Je suis ouvert à tout et à tous. Et, au risque de me répéter, le plus important pour un professeur est de faire comprendre à ses élèves que ce qui compte réellement, c’est la musique. Il doit les aider à développer leur écoute, leur sensibilité, la qualité de leur son, etc.
J’ai écrit ces méthodes car je trouvais que les études pour timbales pré-existantes n’étaient pas intéressantes. Delécluse a écrit certaines choses qui sont très utiles, mais beaucoup qui ne valent pas la peine également. Il me fallait un support dans lequel les élèves pourraient travailler leur musicalité, des études en connexion avec le répertoire orchestral. Alors je les ai écrites !
Vous composez également des pièces de concert, notamment pour timbale. Comment transformer un instrument historiquement réservé à l’orchestre en un instrument mélodique et solistique ?
On m’a demandé de composer un concerto pour timbales, mais je n'étais pas très confiant sur ma capacité à me reconnaître et à reconnaître mon instrument dans un tel travail. J’en ai tout de même composé un, mais je ne pense pas qu’il soit très attractif pour les percussionnistes d’aujourd’hui qui veulent faire un show sur les timbales. Jouer ma pièce, c’est comme jouer dans un orchestre, avoir une partie fantastique dans une pièce orchestrale.
Pour composer une pièce pour timbale soliste ou chambriste, je dois sentir que ce que j’écris est une vraie partie de timbale comme l’on en retrouve dans le répertoire orchestral. Trop de timbales sur un trop long moment, cela ne fonctionne pas. Pour en revenir à ma métaphore footballistique, c’est comme passer tout un match à regarder le gardien de but. Parfois il y a des moments fantastiques et très importants, mais le reste du temps il faut regarder autre chose.
Le site de Nick Woud : https://nickwoud.com/
Propos recueillis par Alex Quitin, Reporter de l’IMEP.
Koninklijk Conservatorium Brussel, le 5 octobre 2024.
Crédits photographiques : DR