Luís de Freitas Branco, une véritable découverte 

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Luís de Freitas Branco (1890-1955) : Sonates pour violon n° 1 et n°2 ; Prélude pour violon et piano ;  Trio pour piano, violon et violoncelle.  Alessio Bidoli, violon ; Alain Meunier, violoncelle ;  Bruno Canino,  piano. 2022.-Texte de présentation en italien, anglais et russe. 75’58’. Sony Classical. LC 19439995992

Né à Lisbonne dans une famille de la haute noblesse portugaise, frère aîné du chef d’orchestre Pedro de Freitas Branco (interprète très apprécié par Ravel dont il grava plusieurs oeuvres), Luís de Freitas Branco fut le premier compositeur moderne du Portugal, pays longtemps en marge de l’évolution de la musique européenne. Formé d’abord dans sa ville natale (où il eut parmi ses maîtres le compositeur belge Désiré Pâque), il se perfectionna ensuite auprès de Humperdinck à Berlin et de Gabriel Grovlez à Paris. 

Rentré à Lisbonne en 1916, il n’est pas exagéré de dire -comme l’affirmait en 1944 son élève, le compositeur et musicologue Fernando Lopes-Graça- qu’on lui doit à partir de 1910 l’introduction de la musique moderne (en l’occurrence celle de Debussy et Schoenberg) au Portugal et qu’il porta à lui tout seul la musique portugaise à un niveau de style et de technique proprement impensable auparavant. Le mépris qu’affichait Freitas Branco pour la dictature de Salazar lui valut de faire l’objet de nombreuses brimades et d’être écarté de la vie musicale officielle portugaise. Il fallut attendre la « révolution des oeillets » de 1974 pour voir son oeuvre faire l’objet d’un regain d’intérêt au Portugal. On ne peut malheureusement pas dire que son nom ou sa musique soient familiers au-delà des frontières de son pays natal. Ce bel enregistrement vient donc à son heure pour nous permettre de découvrir un artiste de grand talent, injustement négligé.

L’oeuvre de Freitas Branco -qui a abordé tous les genres sauf l’opéra- n’est pas particulièrement abondante, et ce qu’on trouve sur cette parution représente à peu près la moitié de sa production de musique de chambre, qui comporte également une sonate pour violoncelle et piano et un quatuor à cordes.

Très libre et original dans sa forme (il se compose de quatorze sections enchaînées), le Trio à clavier de 1908 frappe par son ton libre et rhapsodique, quelque part entre Franck et le premier Ravel. On y trouve une Marche centrale inattendue, tout à fait dans le style musique militaire. Si certaines sensuelles volutes mélodiques des cordes sont clairement post-franckistes, l’oeuvre présente aussi des épisodes d’un lyrisme aisé et chantant que n’aurait pas renié Puccini. On y retrouve aussi d’inattendues similitudes avec la musique russe : des évocations de sonneries de cloches comme des épisodes rythmiquement bien marqués quelque part entre Tchaïkovski et Rachmaninov, et même des thèmes populaires à la Prokofiev, son exact contemporain. Freitas Branco aime aussi prendre l’auditeur à contre-pied par plusieurs fausses fins : on croit que la musique va s’arrêter, mais elle reprend de plus belle avant que l’oeuvre ne se clôture brusquement après un étonnant épisode répétitif.

Écrit en 1910, le bref et enchanteur Prélude de 1910-si debussyste avec ses gammes par tons entiers, sa couleur modale et ses lignes mélodiques langoureuses- sépare ici les deux sonates pour violon et piano de Freitas Branco. Voilà un beau morceau qui ferait un bis délicieux.

Imprégné d’un net parfum post-franckiste, le premier mouvement de la Première sonate (1908) fait parfois penser au Fauré des années 1880 avec ses volutes mélodiques langoureuses et son charme distingué, et on l’imagine aisément faire les délices des amateurs rassemblés dans un salon proustien. Énergique et bien rythmé, l’Allegretto giocoso qui suit est plus romantique. L’Adagio molto -élégant, fin, harmoniquement capiteux- a quelque chose qui rappelle Ysaye et une façon, si propre à la musique  française, d’exprimer les sentiments avec une certaine retenue. Marqué Allegro con fuoco, le Finale débute sur une note de franchise héroïque  et fait à nouveau admirer une écriture libre et rhapsodique aux harmonies sans cesse mouvantes, mais aussi de beaux moments de quiétude qui rappellent fortement la Sonate de Franck.

Composée vingt ans plus tard, la Deuxième sonate montre un compositeur en pleine possession de ses moyens et dont le style, libéré à présent de l’influence de Franck et de ses successeurs, a évolué vers davantage de modernité. Empreint de tristesse et de dignité, l’Allegretto introductif présente de belles tournures modales qui font penser par moments à Vaughan Williams. Le Molto vivace qui suit est un scherzo gai et vif, avec un stimulant jeu de questions-réponses. De structure tripartite A-B-A’, il comporte un Trio lyrique, bien français, où le violon fait entendre une mélodie capricieuse. L’Andantino évoque d’abord une procession où le piano avance en accords, avant d’en arriver à un récitatif passionné du violon en dialogue avec le piano puis de revenir à la procession du début qui se conclut sur une fin douce et sereine. L’oeuvre s’achève sur un Allegro d’une franchise et d’une intensité qui évoquent aussi bien Bartók que le Fauré tardif, mais aussi le lyrisme de Vaughan Williams.

Cette première discographique est magnifiquement défendue par des interprètes que séparent deux générations. Il y a d’abord le trentenaire Alessio Bidoli, violoniste à la technique sûre et au son clair, interprète à la fois sensible et d’une belle franchise et toujours soucieux de laisser parler la musique en premier. Il n'aurait pu être mieux entouré que par les étonnants octogénaires que sont le fin violoncelliste Alain Meunier et le si vif et alerte Bruno Canino, infatigable défenseur de la musique contemporaine mais aussi chambriste de premier plan.

On ajoutera que le plaisir que procure la découverte de cette remarquable musique dans de très belles interprétations est encore accru par une superbe prise de son et que le livret très soigné comporte -outre une intéressante présentation des oeuvres et la biographie des artistes- de belles photos de Lisbonne en noir et blanc. 

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

 

 

 

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