L’univers visuel de Georges Aperghis, une des clés de sa musique
Georges Aperghis & Nicolas Donin : Conversation imagée 2019-2021. Philharmonie de Paris Éditions, Collection Entretiens, 2022. ISBN : 979-10-94642-60-3. Broché, 232 pages, 65 illustrations, 15 cm x 20 cm, 440 g. 28 €.
Fils de parents plasticiens, lui-même peintre à ses débuts, qui s’amusait enfant à faire du théâtre avec des figurines, passionné de cinéma sous bien des formes, photographe... C’est dire si l’image a été un élément fondamental de la formation artistique de Georges Aperghis, lequel par la suite jouera un rôle majeur pour créer le théâtre musical de notre temps.
La première chose qui frappe dans cet ouvrage, et que le titre laisse entendre, c’est la place du visuel : photos de concerts, de spectacles et de lieux de travail, reproductions de travaux picturaux de diverses origines (de ses parents, de lui-même ou d’autres) et de toutes époques, manuscrits de partitions, images de films et de dessins animés, schémas de mise en scène... Autant de matière pour explorer l’univers artistique du compositeur, avec toutes les correspondances possibles entre ses différents domaines de création.
Ces conversations sont menées par le musicologue Nicolas Donin, grand connaisseur de l’œuvre d’Aperghis. Leur complicité est évidente, et outre l’aspect tonifiant sur le plan intellectuel, génère une atmosphère chaleureuse et particulièrement vivante.
Il en ressort des réflexions d’une grande acuité sur l’évolution des arts dans l’histoire politique, et des rapports inattendus et stimulants entre différentes disciplines artistiques. La dimension sociale, au sens très large, est très présente : il y est, implicitement, beaucoup question d’émancipation, autant pour le public que pour les interprètes. Ce sont eux qui, au fond, comptent le plus ; d’où la liberté qui leur est laissée, et l’importance du côté éphémère, et donc unique, de chaque événement, dont le compositeur ne cherche pas forcément à garder une trace.
À noter que le premier entretien a été en réalité réalisé en dernier, en plein confinement donc en visio. Dans cette période si particulière, l’image a eu pour tout le monde une importance exacerbée. Cet entretien s’en ressent, et éclaire les suivants (qui ont donc, en réalité, été réalisés avant) avec une certaine clairvoyance rétrospective.
Le livre est organisé en onze chapitres. Rapide visite guidée :
- Visio. La question de la vidéosurveillance (qui a évolué jusqu'à l’autosurveillance) dans son œuvre. La possibilité donnée à la musique (que n’a pas la littérature) de raconter plusieurs choses en même temps. La disparition d’une certaine forme d’utopie, et la nécessité d’en retrouver une autre.
- Matrices. Les images de son enfance : ses parents, bien sûr, tous deux peintres, le père aussi sculpteur et la mère aussi décoratrice d’intérieur, et donc leurs œuvres et leurs livres d’art ; mais aussi le magnétoscope. Ses premières émotions picturales. Ses premières réalisations avec des figurines à confectionner, et qu’il mettait en scène. La photographie, puis le Polaroid, sans réelle suite.
- Translations. Une toile réalisée à 14 ans, quand il peignait en écoutant exclusivement du Beethoven. Ses premières expositions, et la prise de conscience de sa singularité par rapport aux copains, mais aussi de sa continuité professionnelle par rapport à ses parents. Le passage intégral à la musique, en passant par la direction d’orchestre, qui garde un rapport gestuel avec la peinture. Sa relation avec son compatriote Iannis Xenakis, son maître avant de s’en émanciper. Sa rencontre avec Édith Scob, sa partenaire de théâtre musical et de vie.
- L’image animée. Ses premières amours cinématographiques : la comédie musicale (et l’émerveillement de la synchronie), et les films en plein air. Le choc ressenti avec Ingmar Bergman puis la Nouvelle Vague. Les procédés cinématographiques de sa musique, influencés par Georges Franju, Alfred Hitchcock et d’autres. La découverte des écrivains surréalistes, qui a donné -de façon assez éphémère- quelques spectacles auxquels il a participé.
- Palette théâtrale. L’Atelier Texte et Musique, son implantation dans les quartiers populaires, alors tout à fait dépourvus d’équipements culturels, avec la participation, sur de longues années, des habitants, dans un état d’esprit complice et artisanal. Sa longue collaboration avec Antoine Vitez.
- Préhistoires. Les missions du scribe, avec sa main comme outil, inchangée depuis 40 000 ans, et qui peut manipuler tous les objets et les technologies inventées depuis. Le texte théâtralisé et musicalisé.
- Caméras subjectives. Le rapport entre l’utilisation de la caméra et l’écriture musicale (la polyphonie, la répétition, les corps). Le burlesque. Les interactions entre les personnages sur scène, et ce que le public en perçoit par la vidéo.
- En dessinant. Le dessin comme jeu avec le hasard, comme improvisation. Les grilles temporelles comme outil de composition. Ce que l'on peut voir dans "La Petite Chasse avec un lion" de Rembrandt. Publics actif ou passif.
- Batailles. La toile monumentale de Jackson Pollock, Blue Poles, son énergie et son activité que l’on retrouve dans le manuscrit de la Neuvième Symphonie de Beethoven.
- Partitions. La relation entre la notation musicale (finalement assez traditionnelle, bien que variée, chez Aperghis) et sa réalité sonore. "Self" et les partitions écrites après coup.
- Au lieu. Le studio d’Aperghis.
Un livre que l’on peut parcourir de bien des manières, et que l’on peut apprécier quelle que soit sa connaissance de l’œuvre musicale d’Aperghis.
Pierre Carrive