La subtilité discrète et allusive de Federico Mompou

par

Jérôme Bastianelli : Federico Mompou. À la recherche d’une musique perdue. Arles, Actes Sud. ISBN 978-2-330-14720-4. 2021, 166 p., 18,90 euros.

Haut fonctionnaire et actuel directeur général délégué du Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, Jérôme Bastianelli est aussi écrivain et critique musical. Entre autres ouvrages, notamment sur Marcel Proust, il s’est déjà penché, pour les éditions Actes Sud, sur les biographies de Bizet, Mendelssohn et Tchaïkowski. En 2003, il a fait de même pour Federico Mompou chez Payot-Lausanne. Le présent et nouveau volume, oblong et élégant, est une version enrichie de cet essai paru il y a près de vingt ans.

Né à Barcelone en 1893, Federico Mompou, de père catalan et de mère française, passe son enfance à éprouver des émotions auditives à travers les bruits des faubourgs, des fêtes populaires et du son des cloches de la fonderie de son grand-père. Il manifeste très tôt son côté contemplatif et son goût pour la musique. Il suit des cours de piano, donne un premier récital public en 1908 ; sa vocation est le clavier. Il y ajoutera plus tard la voix. L’année suivante, il assiste à un concert où se produit Gabriel Fauré ; c’est une révélation : pour le jeune Federico, des harmonies nouvelles attendent ceux qui les découvriront. Il veut être de ceux-là. Il ébauche des partitions, écrit des Impressions intimes en 1911, dans un style personnel. Nanti de lettres de recommandation, notamment de Granados, il se rend à Paris mais renonce vite à l’enseignement académique : réfractaire aux institutions, il suit des cours particuliers, avec le pianiste Ferdinand Motte-Lacroix qui devient un ami solide, et avec Marcel Samuel-Rousseau, Prix de Rome en 1902, pour l’harmonie. Timide, il rate des rendez-vous, comme une rencontre avec Fauré : forcé d’attendre trop longtemps, Mompou préfère faire demi-tour. Il agira de même plus tard avec le critique Emile Vuillermoz, pourtant élogieux à son égard. L’introspectif Mompou est victime du doute. Suivent des allers-retours entre Paris et Barcelone, l’exemption du service militaire, le renoncement à devenir un virtuose et le début d’une grande période créatrice : Scènes d’enfants en 1915, et rédaction d’un traité d’esthétique. A Barcelone, composition et réunion d’amis se succèdent : Manuel de Falla, Prokofiev ou encore Artur Rubinstein sont invités dans la demeure familiale lors de réceptions organisées par la mère de Mompou. 

Ce dernier souhaite revenir à une profondeur, une simplicité, une pureté musicale ; les Chants magiques ouvrent la voie en 1920, année où Mompou repart à Paris puis rentre à Barcelone (d’où le rendez-vous manqué avec Vuillermoz) pour revenir encore à Paris en 1921 après avoir achevé deux recueils. Cette fois, c’est pour de bon : il demeure dans la capitale française, est invité un peu partout, fréquente Joaquín Nin, Ricardo Viñes, les Rothschild (savoureuse description de l’ambiance du lieu dans une lettre reproduite), se lie d’amitié avec Honegger, Milhaud, Poulenc ou Villa-Lobos. Il écrit de nouvelles partitions, un cycle de Chansons et danses qui contribue à sa renommée, mais il se refuse à être considéré comme un compositeur folklorique, ce que ses Préludes de la fin des années 1920 démentent. Mompou s’attache aussi à la voix, écrit des mélodies. Une nouvelle crise de confiance apparaît : entre 1930 et 1937, période au cours de laquelle il séjourne de plus en plus souvent à Barcelone, il n’écrit pas une note de musique. Au-delà des événements qui se déroulent en Espagne, il est perplexe face à l’évolution musicale et au dodécaphonisme. Va-t-il renoncer à composer ? 

En 1941, Mompou rencontre la jeune pianiste Carmen Bravo qui n’a que 22 ans et qu’il épousera en 1957. Elle a une influence bénéfique sur lui, il se remet à composer, pour le clavier bien sûr, notamment d’autres Préludes, série entamée auparavant, mais aussi le Cantar del alma, le « chant de l’âme » pour piano avec partie vocale a cappella, d’après le mystique Saint Jean de la Croix, devenu une influence essentielle. Mompou redevient fécond, connait les honneurs de la presse et est adulé par les jeunes musiciens. Il compose des ballets, voyage, donne des conférences à Saint-Jacques-de-Compostelle où il collabore avec Andrés Segovia, la soprano Conchita Badía et Alicia de Larrocha. Jean-François Heisser, interprète majeur de Mompou et signataire de la préface du présent livre, évoque un souvenir ému de l’académie d’été 1974 avec le compositeur dans la cité galicienne. De cette expérience, Mompou retire une influence profane (une suite pour guitare dédiée à Segovia en 1962) et une influence spirituelle et méditative qui le pousse vers la musique sacrée. Il écrit des pièces à caractère religieux et un oratorio. Sans abandonner le piano : entre 1951 et 1967, c’est la Música callada (citation d’une strophe du Cántico espiritual de Saint Jean de la Croix), qui tend vers l’abstraction et la désolation, quoique Mompou s’en défende en évoquant l’idée d’une musique qui serait la voix du silence. Il compose encore une cantate pour enfants, des mélodies, il enregistre ses œuvres publiées, voyage et participe à des jurys. En 1978, il est victime d’une hémorragie cérébrale ; hémiplégique, il cesse toute activité artistique, veillé par son épouse, alors que Barcelone multiplie les hommages à son intention. Il meurt en 1987. Carmen Bravo, qui ne cessera d’œuvrer pour sa mémoire, le rejoindra vingt ans plus tard.

Voilà résumé par nos soins, sans doute de manière imparfaite, le volume de Jérôme Bastianelli consacre à ce créateur atypique mais singulièrement attachant de par sa personnalité et la singularité de sa musique. La lecture de l’ouvrage est un véritable régal. Le style est dépouillé, clair, précis et l’auteur a eu l’excellente idée de découper son travail en chapitres courts, même parfois très brefs (deux pages) au cours desquels il répond, en quelque sorte, à la concision de Mompou par celle de l’écriture. Bastianelli va à l’essentiel, brosse les étapes fondamentales du créateur sans s’égarer dans des détails inutiles. Ce qui n’empêche pas l’évocation de sa vie sentimentale ou l’un ou l’autre trait d’humour, lorsqu’ il évoque le projet de Mompou de faire connaître les chocolats glacés aux Espagnols ou lorsqu’il cite certaine comparaison un peu irrévérencieuse vis-à-vis de Beethoven, que nous laissons au lecteur le plaisir de découvrir en note au bas de la page 57. 

Le proustien qu’est Bastianelli a l’art d’accrocher le lecteur, au-delà du style élégant et sobre à la fois, par une « introduction en forme de questionnaire », celui de l’auteur d’A la recherche du temps perdu auquel Mompou avait répondu en 1946. A la question : « Vos compositeurs favoris ? », il notifiait : « Presque tous, à l’exception de Haydn, Mozart et Beethoven. »  Plus loin, Bastianelli précisera que Mompou n’était pas attiré par Bruckner ou Mahler, qu’il n’aimait de Wagner que La Mort d’Isolde mais qu’il appréciait les mélodies de Schubert et Schumann ainsi que les œuvres de Mendelssohn et de Grieg. L’être délicat et effacé qu’il était se trouvait plus à l’aise dans des univers feutrés et intimes. Certains, comme le critique Vuillermoz, ont vu en lui un successeur de Debussy. D’autres l’ont surnommé Frédéric II, dans la ligne de Chopin, pour la similitude de l’exigence (J.F. Heisser, p. 12). Mais il s’agit bien d’un créateur intemporel.

Cet ouvrage de Jérôme Bastianelli, fouillé malgré sa brièveté, enrichit la trop courte bibliographie consacrée à Mompou en langue française. Son texte est en soi très musical, animé par cette même économie de moyens utilisée par le compositeur qu’il dépeint avec tant d’empathie. Lorsqu’il évoque le jeu de Mompou, il écrit qu’il ne sera jamais un virtuose capable d’impressionner par une technique démonstrative. Néanmoins, plusieurs témoignages s’accordent sur son jeu délicieux. Assis légèrement de côté, avec les doigts presque plats, à la Horowitz, il se distingue par une sonorité chaleureuse, par son toucher soigné et attentif, par une quête permanente de plénitude sonore, par un luxuriant jeu de pédales et un usage raffiné et quasi systématique du rubato. (p.51-52). Complété par une discographie bien ciblée et commentée qui ne se contente pas d’être une énumération, une bibliographie, un index des noms et un catalogue des œuvres, ce livre généreux est désormais la référence en langue française. Il est digne du créateur tendre et secret qu’était Federico Mompou. L’étape suivante consiste en la (re)découverte de sa musique. Il ne faut pas s’en priver !

Jean Lacroix   

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.