Malmené par la mise en scène, Rameau est sauvé par l’interprétation

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Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : Hippolyte et Aricie, tragédie lyrique en cinq actes. Reinoud Van Mechelen (Hippolyte), Elsa Benoit (Aricie), Sylvie Brunet-Grupposo (Phèdre), Stéphane Degout (Thésée), Séraphine Cotrez (Œnone), Arnaud Richard (Neptune/Pluton), Eugénie Lefebvre (Diane), Lea Desandre (Prêtresse de Diane/Chasseresse/Matelote/Bergère), Edwin Fardini (Tisiphone), etc. ; Chœurs et Orchestre Pygmalion, direction Raphaël Pichon. 2020. Notice et synopsis en français et en anglais. Sous-titres en français, en anglais, en allemand, en japonais et en coréen. 140.00. Un DVD Naxos 2. 110707. Disponible en Blu Ray.

Rameau avait déjà cinquante ans lorsque sa première tragédie lyrique, Hippolyte et Aricie, fut créée le 1er octobre 1733 avant d’être représentée jusqu’à l’année suivante. Reprise en 1742-43, elle connaîtra une troisième version sans prologue en 1757, qui est celle de cette édition sur DVD. Sur un livret talentueux de l’Abbé Simon-Joseph Pellegrin (1663-1745), qui avait déjà écrit entre autres pour Destouches, Desmarest ou Montéclair, l’inspiration puisée dans la tragédie Phèdre de Racine (jouée sans arrêt depuis 1677 à la Comédie-Française) se révéla une adaptation très réussie. L’intrigue est connue : le Prince Hippolyte demande à sa belle-mère Phèdre de l’aider dans sa conquête de la belle Aricie, princesse captive. Il ignore que l’épouse de son père, le Roi Thésée, est amoureuse de lui. Phèdre aura un destin tragique ; le dénouement sera heureux pour le jeune couple. 

Comme le précise Agnès Terrier, dramaturge à l’Opéra Comique, dans son excellente synthèse de présentation, le librettiste a construit sur cette trame un texte avec déesses et dieux qui prennent part à l’action, ce qui permet le déploiement d’une féerie sonore et visuelle. Le point de vue des amoureux, qu’indique le titre, transforme la tragédie en pastorale, autorisant des scènes tendres, voire galantes, et une fin heureuse - de bon ton à l’opéra. Rameau accueillit ce canevas comme un magnifique terrain de jeu, avec une invention mélodique, des effets d’une grande expressivité et des couleurs instrumentales. On lira dans cette même présentation l’accueil fait à l’œuvre, son évolution et l’avenir qui lui a été réservé. Ainsi que sa renaissance en 1983 à Aix-en-Provence, avec la production de Pier Luigi Pizzi dirigée par William Christie.

On connaissait déjà d’autres versions sur DVD ; deux d’entre elles sont apparues pour la premières fois en 2014, la première, pour Erato, dans une mise en scène de type classique d’Ivan Alexandre au Palais Garnier, avec Topi Lehtipuu (Hippolyte), Anne-Catherine Gillet (Aricie), Sarah Connolly (Phèdre) et Stéphane Degout (Thésée, déjà !), les Chœurs et l’Orchestre du Concert d’Astrée, le tout dirigé par Emmanuelle Haïm. La même année, venait de Glyndebourne une vision contemporaine un peu déjantée de Jonathan Kent, avec Ed Lyon (Hippolyte), Christiane Karg (une Aricie lumineuse) et encore le couple Connolly/Degout pour Phèdre et Thésée. William Christie animait avec fougue l’Age of Enlightenment (Opus Arte). Plus récemment, en 2019, la version de 1757 était enregistrée pour la première fois au Staatsoper Berlin par Simon Rattle à la tête des forces du Freiburg Barockorchester, avec Reinoud Van Mechelen (Hippolyte, déjà), Anna Prohaska (Aricie), Magdalena Kozená (Phèdre) et Gyula Orendt (Thésée), dans la mise en scène d’Aletta Collins qui mettait l’accent fondamental sur la chorégraphie, avec vidéos, lasers et jeux de lumières (Euro Arts).

Hélas, trois fois hélas ! Le présent nouveau choix, cette fois parisien, de la version de 1757 propose une mise en scène des plus décevantes. Signée Jeanne Candel, elle laisse le spectateur désarçonné devant l’accumulation de clichés d’un goût douteux et d’une platitude déconcertante. Deux ou trois exemples à titre d’illustration. A l’Acte I, devant une immense toile blanche, le culte de Diane est célébré, en présence d’Aricie, par un groupe de prêtres/prêtresses dont les vêtements ressemblent à des salopettes blanches. Tous se lavent les mains dans un seau réservé au nettoyage des sols ; armés de fusils, ils tirent des cartouches d’encre multicolores sur le rideau de scène. S’ensuit un rite autour d’une mèche de cheveux coupée. Le cérémonial sombre dans la banalité. 

L’Acte II n’est guère plus flatteur : un assemblage métallique est installé, avec escalier et ascenseur donnant accès à un plateau à mi-hauteur. Dans cet espace esthétiquement laid, peu engageant et sinistre (d’où une série de prises de vue parfois très assombries), des protagonistes vont se mouvoir sans élégance. Quant aux divinités infernales, elles vont devenir des techniciennes d’entretien que l’on croirait engagées par une société de titres-services… Nous laissons au spectateur le soin de découvrir d’autres élucubrations qui dénaturent la portée de l’œuvre. Notamment la scène 6 de l’Acte III, au cours de laquelle les matelots sont affublés de masques laids et grotesques pour la fête, et s’adonnent à des attitudes à la limite de la vulgarité. 

Comble de malchance, en ce soir de novembre 2020 : cette dernière « prestation », que l’on qualifiera de pénible sur le plan esthétique, est précédée d’une coupure (de courant ?), ce qui laisse inachevée une partie de la séquence chantée antérieure. Par ailleurs, on saisit mal le motif pour lequel, tout au long de l’action, certains protagonistes vont porter des costumes d’époque (laquelle, celle de la société de Rameau ? mais la tendance des habits est plutôt orientalisante) alors que d’autres ont des vêtements contemporains.

Heureusement, ô bonheur réparateur et consolation, cette mise en scène, ce décor, ces ornements décevants sont miraculeusement sauvés par les solistes du chant, ainsi que par les chœurs et un orchestre en état de grâce. L’Ensemble Pygmalion, mené avec un dynamisme éblouissant par Raphaël Pichon, est vibrant de couleurs et de nuances et propose un tapis musical d’une absolue beauté. Les chœurs sont de même niveau : transcendants. 

Reinoud Van Mechelen est un Hippolyte idéal : il est l’amoureux que l’on souhaite, ardent, présence assurée, voix bien en place. Elsa Benoit est une Aricie touchante, avec des timbres qui sonnent juste. Les duos qui leur sont réservés sont émouvants. Sylvie Brunet-Grupposo est la tragédienne que l’on attend de Phèdre, avec les accents tumultueux et désespérés que le rôle appelle. Que dire des qualités de Stéphane Degout, habitué du personnage de Thésée qu’il incarnait déjà, nous l’avons dit, avec Emmanuelle Haïm et William Christie ? Il est dramatiquement déchirant, et son art du jeu et de la projection de la voix est impressionnant. Les autres protagonistes sont tous/toutes parfaits, y compris dans la diction, qui a son importance. Mention spéciale pour Lea Desandre, avec sa fragilité fraîche et juvénile, qui assume quatre rôles, dont celui de la Bergère qui conclut l’opéra. Un délice, cette ariette « Rossignols amoureux », que la mezzo distille avec une grâce infinie. Mais pourquoi donc vient-elle sur scène et la quitte-t-elle avec un vélo conduit à la main ? Se prépare-t-elle pour un pique-nique ? Laissons l’imagination vagabonder !

Si Rameau est malmené par les options scéniques que nous avons esquissées, ce dont notre note finale tient compte, il est sauvé par le chant et la qualité orchestrale, auxquels on attribuera une note bien supérieure. Faut-il dès lors se contenter d’« écouter » cette version filmée les yeux fermés ? C’est une éventualité à ne pas négliger ! 

Note globale : 5,5

Jean Lacroix 

 

 

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