Josquin à l’Espagnole, Josquin à l’Italienne : trois nouvelles parutions

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The Josquin Songbook. Josquin Desprez (c1450-1521) : Nymphes, nappés ; Circumdederunt me ; Praeter rerum seriem ; Kyrie de Missa Fortuna Desperata ; Mille Regretz ; Credo de Missa L’Homme armé (extrait) ; Pater Noster ; Ave Maria ; Stabat Mater dolorosa ; O intemerata Virgo de Vultum tuum deprecabuntur ; Nymphes des bois. Cristóbal de Morales (c1500-1553) : Benedictus de Missa Mille Regretz. Francisco de Peñalosa (1470-1528) : Kyrie de Missa Adieu mes amours. María Cristina Kiehr, soprano. Jonatan Alvarado, ténor. Ariel Abramovich, vihuela. Livret en anglais, espagnol, français, allemand ; paroles en langue originale et traduction anglaise. Mai 2021. TT 58’55. Glossa GCD 923529

In Principio. De nativitate Jesu Christi. Josquin Desprez (c1455-1521) : Liber generationis Jesu Christi ; Missus est Gabriel angelus ; O Virgo virginum ; In principio erat Verbum ; Praeter rerum seriem ; O admirabile commercium ; Quando natus est ; Rubum quem viderat Moyses ; Germinavit radix Jesse ; Ecce Maria genuit ; Factum est autem. De Labyrintho Musica della Rinascenza, dir. Walter Testolin. Livret en italien et anglais ; livret des paroles chantées en latin, traduction bilingue. Juillet 2020. TT 76’38. Baryton DL001/21

Giosquino. Josquin Desprez in Italia. Josquin Desprez (c1452-1521) : Missa Hercules Dux Ferrariae ; Praeter rerum seriem ; Tu solus qui facis mirabilia ; Fortuna d’un gran tempo ; O Virgo prudentissima ; Inviolata, integra et casta (a 5 & a 12) ; La Bernardina ; Salve Regina ; Huc me sydereo. Odhecaton, dir. Paolo Da Col. The Gesualdo Six. La Reverdie. La Pifarescha. Livret en anglais, français et italien ; livret des paroles chantées en latin, traduction trilingue. Octobre 2020. TT 77’06. Arcana A489

La circulation des œuvres de Josquin en terre espagnole, d’abord sous forme de manuscrits itinérants, fut stimulée par l’accession à la Couronne de Charles Quint. Sa production vocale fut abondamment transcrite pour la vihuela dont il reste le plus important inspirateur, vanté par Juan Bermudo (c1510-c1565). Un répertoire forgé du vivant de Josquin et après sa mort, tel qu’on le retrouve dans les cardinaux recueils de Luys de Narváez (c1500-1555) ou d’Alonso Mudarra (c1510-1580). L’équipe du disque s’est penchée sur trois sources, le fameux Los Seys Libros del Delphín de música, l’Orphénica Lyra de Miguel de Fuenllana et le Silva de Sirenas d’Enríquez de Valderrábano. Les autres arrangements relèvent d’Ariel Abramovich. Les débats en authenticité conviendront selon l’adage que l'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence, autorisant la conjecture et l’extrapolation. Cette anthologie de motets et mouvements de messe s’incarne donc dans des versions alternatives, et néanmoins conformes à diverses pratiques de l’époque : adaptation pour la vihuela seule, déclinaison pour vihuela et un ou deux chanteurs. 

Le résultat ne trahit pas la ferveur des originaux. L’accompagnement d’Ariel Abramovich impose son rythme tranquille, sa temporalité étirée, ses extases, incitant à une ductilité au risque de la rupture de ligne. Heureusement, les chanteurs y répondent par des trésors de filé (la moire des deux voix dans le Stabat Mater et l’extrait de la Missa Fortuna Desperata). On se demande certes si la démarche n’aurait parfois mérité un soupçon de mobilité supplémentaire, ainsi au début du Kyrie de la Missa Adieu mes amours, mais l’allure s’y resserre progressivement. Dans toutes ces plaines contemplatives, la plénitude et l’émission dorée de María Cristina Kiehr évitent toute sensation de froideur ou délitement (superbe Pater Noster). Le relatif détachement de Jonatan Alvarado apparaît plus brut et non moins sincère. Les micros posés dans la Cathédrale de Tui offrent une transparence et une présence quasiment holographique aux trois musiciens. On succombe à ce projet et à la sereine subtilité de sa réalisation, qui diffuse une fragile et constante émotion. Ménagez-vous un havre d’écoute, l’âme en paix est au bout du chemin.

Orné par des reproductions de l’évangéliaire Leabhar Cheanannais (Livre de Kells), l’album paru chez Baryton offre une sélection de motets bibliques, la plupart à quatre voix, liturgiquement cadrés entre la naissance du Messie (le célèbre Praeter rerum seriem), son incarnation (In principio erat Verbum) et le cycle de cinq motets chantés pour la Fête de la Circoncision. En incluant quelques pages de dévotion à la Vierge, comme le Missus est Gabriel angelus dédié à l’Annonciation, ou le O Virgo virginum pour l’Avent. Le programme débute et s’achève sur deux motets énumérant la généalogie du Christ (Liber generationis Jesu Christi, et Factum est autem) textuellement fastidieux mais ingénieusement traités quant à la musique, -on n’en attend pas moins de Josquin, en totale maîtrise de ses moyens.

L’impressionnante interprétation du Praeter rerum seriem se réfère aux effectifs investis dans une messe donnée à Cambrai en l’honneur de Charles V mais s’est limitée à une vingtaine de chanteurs, ce qui représente toutefois plus de la moitié de ceux attestés en la circonstance, et permet une enviable netteté de trait sans trahir l’étoffe chorale. Durant toute cette anthologie, la claire pulsation de l’équipe transalpine guidée par Walter Testolin garantit une lisibilité sans langueur, à l’avenant d’une pâte vocale au timbre pur, notamment la prestation masculine d’un noble métal. En revanche, l’aigu du cantus féminin manifeste une blancheur juvénile un brin amère qui vousse certains plafonds de l’édifice polyphonique. Ce hâve séraphisme signe toutefois une singulière expressivité et caractérise cette lecture bien construite et gouleyante, joliment décantée dans l’acoustique de l’église de Zugliano.

L’album intitulé « Giosquino » se consacre à la période italienne de Josquin Desprez, marquée par sa décennie (1484-1494) à Milan (auprès du Duc Sforza) et Rome (Chapelle Sixtine), répliquée dix ans plus tard par un séjour à la Cour du Duc d’Este (1503), lui-même précédé par l’envoi du Salve Regina. Le répertoire de ce disque illustre cette séquence latine et se fédère autour d’un des chefs-d’œuvre du compositeur, la Missa Hercules Dux Ferrariae ingénieusement construite autour d’un soggetto cavato sur le nom du dédicataire. Les trois motets marials Praeter rerum seriem, Inviolata, integra et casta et O Virgo prudentissima rappellent l’influence des théories franciscaines de l’Immaculée Conception et s’inscrivent aussi dans la sphère de la cité émilienne, où Hercule Ier avait dédié une chapelle à la Vierge. Le programme inclut encore Huc me sydereo (dont la sixième voix est peut-être apocryphe), ainsi que le motet à quatre voix Tu solus qui facis mirabilia pour le contexte pascal de la sanctification, particulièrement de l’eucharistie et de l’ostension de la Sainte Hostie.

La réalisation vocale est distribuée entre deux collectifs émérites, Odhecaton et The Gesualdo Six, garants d’une interprétation soignée, chaste, élevée, dont la lisse éloquence rivalise pour la messe avec le raffinement expressif du Hilliard Ensemble (Emi, mai 1989) ou des Tallis Scholars (Gimell, 2020, dernier volume de leur intégrale) mais manquerait seulement de relief. Deux brèves interventions instrumentales invitent furtivement le genre profane au gré de Fortuna d’un gran tempo et La Bernardina publiés à Venise par Ottaviano Petrucci, ici respectivement confiés à deux ensembles invités : La Reverdie et La Pifarescha, dont on entend aussi les cuivres à l’appui de l’Agnus Dei et du Inviolata, integra et casta a 12

Christophe Steyne

Glossa : Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 9,5

Baryton : Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 9,5

Arcana : Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 9

 

 

 

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