Mao Fujita à Paris : la révélation d’un artiste hors pair
Médaillé d’argent au Concours Tchaïkovski en 2019 aux côtés d’Alexandre Kantorow, Mao Fujita jouit aujourd’hui d’une reconnaissance internationale. Pourtant, le pianiste japonais demeurait relativement méconnu du public parisien. Cela, jusqu’au 8 novembre dernier, où il relève un défi de taille en remplaçant Maria João Pires au pied levé. Lors de ce concert avec le Mahler Chamber Orchestra sous la direction d’Elim Chan, il interprète le Quatrième Concerto pour piano de Beethoven. Une demi-heure après son entrée en scène, il en ressort porté en triomphe.
Mao Fujita, à son arrivée, surprend par sa démarche lente et son allure presque timide, le dos légèrement voûté et le pas traînant. Cela pourrait donner une image d’un musicien hésitant, voire peu confiant. Difficile, alors, d’imaginer que cet homme va offrir une interprétation d’une grâce musicale aussi saisissante. Et pourtant, dès les premières notes, il impose un univers expressif à la fois classique et profondément personnel. Ce qui frappe d’emblée, c’est sa sonorité : d’une transparence presque irréelle, elle semble fragile en apparence mais révèle un noyau solide offrant un contrepoids à cette transparence. Ce paradoxe confère à son jeu un équilibre unique entre ciel et terre, entre rêve et réalité. À travers sa sonorité cristalline, il fait constamment preuve d’une musicalité délicate à l’infini et débordante de lyrisme, mais au moment voulu, il est capable d’être le plus ferme au monde, sans jamais être brutal. Ainsi, dès les accords introductifs du concerto, l’auditeur se laisse balancer dans un grand confort. Son toucher lyrique nous emmène dans un voyage musical à travers des paysages riches en reliefs et en couleurs. Le premier mouvement culmine dans une cadence où chaque note semble suspendue dans le temps, tenant l’auditoire en haleine. Fujita maîtrise à la perfection les contrastes d’intensité et les inflexions expressives, entre surprises délicates et tensions subtilement dosées.
Le mouvement lent se déploie ensuite comme une méditation intime, un jeu d’équilibre entre retenue et relâchement ; chaque phrase semblant renaître dans une tension renouvelée. Lorsque le rondo final s’ouvre, les notes sautillantes libèrent joyeusement la tension accumulée. Fujita le colore avec des nuances parfois inattendues, jouant avec le rythme sans jamais rompre l’harmonie de l’ensemble. En bref, il insère une multitude de petits détails qui lui sont propres et qui, entre d’autres mains, pourraient facilement paraître extravagants. La direction d’Elim Chan, précise et attentive, magnifie cette prestation et permet un dialogue harmonieux entre le piano et l’orchestre, chaque partie nourrissant l’autre dans un équilibre parfait. Cette complicité éclaire encore davantage les subtilités du jeu de Fujita.
En bis, Mao Fujita surprend une dernière fois avec l’Étude n°1 de Glazounov, une œuvre rarement jouée en concert. Sa virtuosité et son agilité y brillent d’une intensité saisissante.
Le reste du programme fut aussi absolument remarquable. En ouverture de la soirée, le contrebassiste solo Rick Stotijn illumine l’Aurora de Péter Eötvös (2019). Stotijn initie dans cette œuvre évocatrice une véritable fusion avec l’orchestre, soit vive, soit méditative. Dès la première partie, le dialogue est dépourvu de toute idée de conflit : la contrebasse s’élève doucement au-dessus des cordes, émergeant d’un nuage sonore. Les échanges entre pizzicati, gammes chromatiques ascendantes et descendantes, glissandi, polyrythmies et passages.
La deuxième partie du concert met à l’honneur une pièce emblématique, la Cinquième Symphonie de Beethoven. La direction précise et inventive d’Elim Chan, sans baguette, insuffle une énergie vive et contemporaine, tout en restant fidèle à l’esprit beethovénien. Un des moments forts réside dans l’interprétation du deuxième mouvement, « Andante con moto », que Chan dirige avec un tempo allègre, en prenant cette indication à la lettre, évitant ainsi toute lourdeur. Cette approche confère une fraîcheur à ce mouvement souvent joué avec gravité dans le passé. Le final victorieux bénéficie également d’une légèreté maîtrisée, notamment grâce à l’intervention d’un piccolo clair et aéré, qui équilibre parfaitement la densité orchestrale. Chan démontre une remarquable attention aux détails : chaque pupitre est géré avec soin, et la cohésion de l’ensemble repose sur un dynamisme maîtrisé et une précision méticuleuse.
Avec cette interprétation, Elim Chan réaffirme sa stature sur la scène internationale. Sa direction allie sensibilité et rigueur, insufflant à l’orchestre un souffle novateur sans sacrifier la tradition. Ce concert témoigne de sa capacité à transcender les œuvres emblématiques tout en les renouvelant, promettant un avenir brillant à cette jeune cheffe déjà incontournable.
Paris, Philharmonie de Paris, 8 novembre 2024
Victoria Okada
Crédits photographiques : Dovile Sermokas / Sony Classcical