Maria João Pires, l’Orchestre du Concertgebouw et Iván Fischer au sommet
Fondé en 1888, l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam (devenu Royal en 1988) est assurément l’un des tout meilleurs au monde. Depuis une vingtaine d’années, il a son propre label, RCO Live, qui édite des CD et des DVD de ses concerts. À entendre leur prestation à la Philharmonie de Paris, on se dit qu’en effet, avec une telle perfection, une seule prise suffit !
Cette soirée du 17 décembre, sous la direction de leur chef invité honoraire Iván Fischer, était la sixième et dernière d’une série qui avait commencé avec quatre concerts dans leur mythique salle du Concertgebouw d’Amsterdam et s’était poursuivie à Luxembourg. Notre chroniqueur Thimothée Grandjean était à cette dernière, et nous partageons le même enthousiasme.
Alphons Diepenbrock est souvent considéré comme le plus grand, aux Pays-Bas, depuis Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), exactement trois siècles plus tôt (les dates concordent étonnamment). De la musique de scène pour Marsyas ou la source enchantée, il a tiré une Suite pour orchestre, qui contient l’Entracte qui nous était proposé en ouverture du concert. Dans cette Suite, il y a des mouvements qui font sans doute tendre plus immédiatement l’oreille, mais que l’on prenne la peine de se plonger dans cet Entracte, et l’on en percevra quelque chose d’assez hypnotique. À son écoute, il est difficile de ne pas songer à Richard Wagner (et en particulier à Siegfried-Idyll), avec ce motif entêtant qui tourne sur lui-même, énoncé d'abord aux cordes. Celles du Concertgebouw sont à la fois somptueuses et soyeuses, et leur cohésion est absolument remarquable, étant donné les risques musicaux qui sont pris, aussi bien dans le raffinement des nuances que dans la souplesse du rubato. Toute la pièce, d’une douzaine de minutes, sera du même niveau.
La pianiste portugaise avait choisi le concerto « Jeunehomme » de Mozart, du nom d’une virtuose parisienne, et non pour marquer le passage du compositeur dans l’âge adulte ! En effet, il l’a écrit à vingt-et-un ans, qui correspondait alors à la majorité. D’aucuns considèrent ce Neuvième Concerto comme le premier de la longue série de chefs-d’œuvre qui ira jusqu'au Vingt-Septième, lesquels sont peut-être ce que Mozart a écrit de plus sublime dans le domaine de la musique instrumentale.
L’Allegro commence par une surprise : l’entrée du piano dès la deuxième mesure. Iván Fischer, très distingué, dirige un orchestre bondissant, et Maria João Pires, tout en restant toujours spontanée, modèle les nuances et les dynamiques. Elle est plus tranchante (avec, notamment, des trilles étincelants) que l’orchestre, qui reste toujours rond et moelleux. Dans la cadence, les basses du piano sont acérées, mais jamais dures.
En écoutant le merveilleux Andantino, on a peine à imaginer que Mozart écrira par la suite d’autres mouvements lents de concertos pour piano encore plus divins... La différence d’écriture entre les parties de soliste et d’orchestre est assumée par les interprètes, le chef d'orchestre offrant à la pianiste un tapis idéal pour laisser s’épanouir son toucher tellement coloré. Elle joue la cadence avec une profondeur, un mélange de douleur et de lumière, qui évoquent les toutes dernières œuvres de Schubert.
Dans le Finale, Maria João Pires est d’une impeccable lisibilité, d’une vivacité et d’une inventivité qui incite l’orchestre à lui donner joyeusement la réplique. Le surprenant Menuet qui prend place au milieu de ce Presto est d’une pure grâce. Les cordes, en effectif légèrement réduit (10-8-6-4-3), ainsi que les deux hautbois et les deux cors (il n’y a pas de timbales dans ce concerto), sont dignes des meilleurs ensembles de musique de chambre.
Malgré les nombreux rappels, Maria João Pires ne donnera pas de bis. Lorsqu’elle revient sur scène pour la dernière fois, l’orchestre commençait déjà à partir. L’image de cette musicienne exceptionnelle, maintenant octogénaire, acclamée par une Philharmonie de Paris pleine à craquer, avec les musiciens qui reviennent ou au moins se retournent pour se joindre à l’hommage, était particulièrement émouvante.
N’ayons pas peur de le dire : cette avant-dernière symphonie de Dvořák est aussi belle que la suivante, dite « du Nouveau Monde », dont le succès est indéniablement mérité, mais au détriment de cette Huitième tout aussi inspirée, et sans doute même plus personnelle.
Iván Fischer la dirige par cœur. Dès les premières notes de l’Allegro, nous sentons qu’il n’y aura aucune routine. De fait, la profusion des thèmes donne à cet ouvrage un côté « opéra miniature » qui convient merveilleusement à cette direction d’orchestre aussi éveillée. Il y a aussi un esprit musique de chambre, avec de nombreuses interventions d’un petit nombre d’instruments. L’effectif demandé par Dvořák est d'ailleurs tout à fait raisonnable, avec des bois par deux (notons au passage que la disposition adoptée par l’Orchestre du Concertgebouw a quelques particularités : les bassons sont à droite des clarinettes, les premiers et les seconds violons sont en nombre égal -13- et se font face, les 6 contrebasses étant alignées derrière les vents). L’équilibre trouvé par l’orchestre est fantastique, avec des cuivres qui s’intègrent toujours parfaitement (dans les solos comme dans les tuttis). La justesse des vents est impeccable.
Dans l’Adagio, les sonorités ont du caractère, avec quelque chose de populaire, presque « canaille » mais toujours d’une suprême élégance. On entend les plus infimes détails, et les résonnances (il faut rappeler la splendide acoustique de la Philharmonie de Paris) sont pleinement maîtrisées.
Iván Fischer donne à l’Allegretto grazioso un relief caractéristique, passant du lyrisme le plus éperdu aux rythmes les plus bondissants, nous réservant même quelques petits effets truculents.
Le Finale déborde d’énergie, de vitalité, et on ne sait plus quel pupitre admirer le plus. Même quand ils éclatent (littéralement, ce qui bien entendu n’était pas prévu par le compositeur !) de rire, cela sonne admirablement bien. Iván Fischer s’abandonne aussi dans quelques moments extatiques, de pure poésie et d’amoureuse tendresse.
En bis, une des Danses slaves du même compositeur s’imposait. Et, en cette période qui annonce les fêtes de fin d’année, la première du deuxième cahier (Opus 72), en si majeur, tellement festive et quelque peu viennoise, était tout indiquée. Interprétée aussi brillamment, elle concluait avec une gaieté débordante cette mémorable soirée.
Paris, Philharmonie (Auditorium Pierre-Boulez), 17 décembre 2024
Pierre Carrive
Crédits photographiques : © Ondine Bertrand / Cheeese