Un somptueux BFO, avec Iván Fischer et András Schiff,dans une célébration magistrale de Brahms
En 1983, le chef d'orchestre hongrois Iván Fischer a créé le Budapest Festival Orchestra (avec son compatriote pianiste Zoltán Kocsis, mort en 2016). Depuis, il s’est affirmé comme l’une des meilleures formations symphoniques au monde. Plus de 40 ans après, ils étaient à la Philharmonie de Paris, pour un concert entièrement consacré à Johannes Brahms, en compagnie du pianiste András Schiff (à noter que ces trois musiciens sont tous nés à Budapest, entre 1951 et 1953).
Pour se mettre dans l’ambiance, la célébrissime Danse hongroise N° 1, à la fois puissante et souple. Iván Fischer joue davantage des nuances que des changements de rythme, comme il serait assez tentant, et peut-être un peu facile de le faire avec cette musique.
Ensuite, le Premier Concerto pour piano, l’un des plus grandioses du répertoire. András Schiff entre, très élégant, avec une canne mais très à l’aise. Au piano, il se montre plus tendre, voire intime, que puissant. Iván Fischer cherche la rondeur, pas la nervosité. Ils sont en phase, assurément. On sent le pianiste, malgré une utilisation assez constante de la pédale, en recherche de clarté, avec une hiérarchie des plans sonores très travaillée (il n’est pas -entre autres- un spécialiste de Bach pour rien). Ses rubatos frappent par leur noblesse. Avec ses fréquents regards vers l’orchestre, voire quelques gestes qui accompagnent la musique, qu’il joue lui-même ou non, on sent qu’il a l’habitude de diriger depuis son piano.
L'Andante sostenuto est un pur moment de poésie. Rien d’éthéré et encore moins de désincarné ici. L’intensité expressive ne baisse à aucun moment. L’équilibre de l’orchestre, avec des basses qui restent toujours timbrées, est en soi un facteur d’émotion pour l’oreille. Si le finale ne peut être autre chose qu’une explosion de joie, ni András Schiff ni Iván Fischer n’en rajoutent en surjouant les accents. Ils restent dans le refus du spectaculaire (ce qui ne les empêche pas de mettre en valeur toutes les variétés d’écriture de la partition).
Avec une telle interprétation, sans exhibition aucune, nous ne sommes pas loin d’une Symphonie concertante. Tout paraît naturel, spontané, libre. À son écoute, nous comprenons comment le compositeur, qui avait alors vingt-cinq ans, a pu grandement troubler Clara Schumann.
En bis, András Schiff joue le pudique et passionné Intermezzo en la majeur, Op. 118 N° 2. Quelle science du piano... Il revient saluer, d’un pas alerte, laissant entendre que ce sera la dernière fois. Mais le public insiste, et a finalement droit à un deuxième bis : le merveilleux et délicat Albumblatt (« Feuille d'album ») en la mineur, Op. posthume. Et enfin, cette fois, il fait signe à l’orchestre qu’il est temps de quitter la scène. C’est l’entracte.
Pour la deuxième partie, avec la Première Symphonie, les cordes sont étoffées : deux instrumentistes ont été ajoutés dans chaque pupitre. La disposition est toujours la même, avec, de gauche à droite, les premiers violons (17), les violoncelles (14), les altos (11) et les seconds violons (10). Les contrebasses (8) sont en ligne derrière l’orchestre.
À nouveau, une Danse hongroise pour passer du monde extérieur à celui de Brahms : la Onzième. Le programme de salle ne précise pas qu’elles sont écrites, à l’origine, pour piano. Il y est bien question d’un arrangement pour orchestre, réalisé par le compositeur, mais sans dire que cela ne concerne que les Danses 1, 3 et 10. Celle que nous entendons maintenant, par conséquent, n’a pas été orchestrée par Brahms. Dans leur enregistrement qui avait fait grand bruit, en 1985, Iván Fischer et le Budapest Festival Orchestra avaient fait le choix de l’orchestration d’Albert Parlow, elle-même arrangée par Iván Fischer (qui avait tout confié aux seules cordes, et ajouté une partie de cymbalum). Puis dans celui de 1999, ils proposent une nouvelle orchestration, entièrement d’Iván Fischer. C’est celle-ci qui a été jouée à la Philharmonie, mais sans le cymbalum, malheureusement. Ils se permettent quelques coquetteries (glissades des deux violons solos), qui donnent un petit côté « canaille » à cette pièce, l’une des moins enlevées du cycle pourtant, et qui prépare idéalement l’effet de surprise (y compris par un enchaînement des tonalités, de ré mineur à ut mineur, pour le moins inconfortable) qu’est le début de la Première Symphonie, avec ses inexorables coups de timbales.
Cela étant, ils sont ici relativement discrets. Ce sont plutôt les violons qui prennent le dessus, d’un lyrisme exacerbé. Dans l’introduction, Iván Fischer se permet quelques ralentis. Quand l’Allegro retentit, les cordes, qui sont donc particulièrement nombreuses, ont tendance à passer par-dessus les vents. Heureusement, par la suite cela s’ajustera. Même si le chef prend tout son temps dès qu’il le peut, l’orchestre est tout feu tout flamme dans ce mouvement. L’Andante sostenuto peut paraître, parfois, décousu. Il n’en est rien ici, où au contraire Iván Fischer lui donne toute son unité. Le hautbois est splendide, avec une sonorité merveilleusement chaude. Le travail sur le phrasé des cordes, avec des impulsions complexes, est impressionnant de précision. Quant au solo de violon, s’il est irréprochable instrumentalement, il pourrait se fondre davantage dans la sonorité d’ensemble.
Dans le scherzo, à l’orchestration particulièrement travaillée, l’équilibre entre les pupitres est admirable. À la fin, surprise de taille : il s’enchaîne avec le finale. On a rarement entendu l’accelerando des pizz aussi exacerbé, qui commence aussi lentement et dans une nuance aussi douce. Le tout d’une extrême précision, malgré des gestes peu directifs du chef d'orchestre. Le choral est particulièrement majestueux, avec une flûte d’une puissance rare, puis des trombones poignants, avec une balance en faveur des graves. Quand arrive le fameux thème qui rappelle tellement celui de l’Ode à la Joie, et qui a fait parler (pas seulement à cause de cela, d'ailleurs) de cette première tentative symphonique de Brahms comme de la Dixième Symphonie de Beethoven, il est exposé de façon extrêmement contrastée d'abord par les cordes, puis par les vents. Toute la suite, jusqu'à la fin, sera ainsi, avec des épisodes très fortement caractérisés.
Autant le Concerto de la première partie aura été, finalement, très classique, autant les musiciens hongrois de cet orchestre décidément prodigieux nous ont donné une Symphonie très marquée « Europe de l’Est », pleine de liberté et de surprises.
En bis, au lieu de la nouvelle Danse hongroise que sans doute beaucoup attendaient, nous avons vu les musiciens se déplacer, se disposer tout à fait différemment... et chanter, a cappella, Es geht ein Wehen, le sixième des Sieben Lieder Op. 62 (de Brahms bien sûr) ! Certes, ils ne peuvent rivaliser avec les meilleurs chœurs. Le pupitre des ténors, comme c’est souvent le cas dans les chœurs amateurs (car, d’un certain point de vue, c’en est un), a montré ses limites. Mais quelle belle idée ! C’était un moment très puissant. Et l’on imagine tout ce que ce travail vocal, avec les musiciens qui ne sont plus placés en fonction de leur instrument mais de leur voix, et donc vivent une complicité musicale avec d’autres partenaires, peut apporter à l’orchestre. Et l’on comprend mieux comment ils arrivent à ce résultat stupéfiant d’homogénéité.
Paris, Philharmonie (Auditorium Pierre-Boulez), 23 novembre 2024
Pierre Carrive
Crédits photographiques : István Kurcsák