Messiaen : la Nativité selon Mark Steinbach, sur un Cavaillé Coll qui émeut
Olivier Messiaen (1908-1992) : La Nativité du Seigneur. Mark Steinbach, orgue Cavaillé-Coll de l’église Saint-François-de-Sales de Lyon. 2023. Livret en anglais, allemand. 54’30''. SACD Aeolus AE-11401
Ernest White au Methuen Memorial Music Hall (Mercury, 1949), Robert Noehren à la Sandusky Grace Episcopal Church (Allegro, 1953), et l’auteur lui-même à la Trinité (Ducretet, 1956) : depuis ces enregistrements pionniers, la discographie de La Nativité du Seigneur s’est enrichie d’une cinquantaine de versions en quelque sept décennies. Mais peu recourent à un instrument de Cavaillé-Coll, et aucune à notre connaissance ne s’était penchée sur celui de Saint-François-de-Sales. En optant pour un des instruments les mieux préservés du célèbre facteur, Mark Steinbach intéresse. Mais se fixe aussi des limites en termes de registration, face aux sollicitations de cette partition de 1935, et aux ressources dont disposait Messiaen quand il fut titularisé à La Trinité quatre ans auparavant, sur un Cavaillé Coll de 1869.
En l’église lyonnaise, point d’anches en 32’, guère de Mutation ni Mixtures aux claviers expressifs sauf Cornet au Récit et Carillon au Positif… Dans Les Bergers, point de Nazard pour épicer la Clarinette (2’57) dont le timbre se confond avec le Hautbois (3’45), d’autant que la captation un peu distante alimente le sfumato au détriment de la précision des teintes. Ces carences n’empêchent pas l’organiste américain d’aborder en coloriste ce cycle, en privilégiant une subtilité très « tournemirienne » sur les effets de masse. Ce qui permet d’admirer certains solos comme le Cornet (3’53) dans la seconde partie du Verbe, et la suavité du thème de la communion (0’36-1’32) dans Dieu parmi nous. Alors que les catabases de pédalier manquent un peu d’épaisseur au début de ces quatrième et neuvième volets de l’œuvre, ou dans l’imploration du sacrifice de Jésus accepte la souffrance, l’on succombe toutefois à la plénitude racée qui rayonne au début des Enfants de Dieu.
Préférerait-on une facture plus tranchante pour flatter le panache de la toccata conclusive, pour traduire l’incarnation du Verbe et la glorification du Seigneur qui dans ce Dieu parmi nous manquent de panache et de densité ? Mark Steinbach n’obtient pas une caractérisation aussi poussée que l’acuité narrative et texturale d’un Louis Thiry à la cathédrale Saint-Pierre de Genève (Calliope, 1972), au bénéfice d’une fine capacité de suggestion : la section centrale de La Vierge et l’Enfant, effleurant le mystère de la maternité. Dans cette crèche ou dans Les Anges, ne faudrait-il cependant exploiter toute la singularité prosodique des idiosyncrasies, comme les « valeurs ajoutées », auxquels s’essaye le jeune compositeur, déjà ingénieux rythmicien ?
Au demeurant, l’interprète sait varier les effets cinétiques : pour Les Mages, il ose une caravane très mobile, engrenée sur les cellules de double-croches en staccato (5’15), tandis que sa lecture des Bergers évolue selon une progression plus contrariée. Il anime certains panneaux (VII, VIII) par des tempi fort actifs, quand d’autres passages confinent à l’à-plat (l’étirement extatique à la fin de Dieu parmi nous), et quand d’autres panneaux (Desseins éternels) s’allongent plus qu’à l’habitude, et bien davantage que la propre vidéo de Mark Steinbach au Sayles Memorial Hall en 2021, –preuve que celui-ci sait adapter sa vision aux lieux et circonstances. Contrairement à Arkadiusz Bialic à Cracovie qui dans ces impénétrables ruminations sondait d’emblée d’osmotiques profondeurs, les tuyaux de Saint-François-de-Sales ventilent une noirceur diaphane (si l’on se permet l’oxymore), jusqu’aux ultimes vibrations d’abysse.
Quasiment à l’opposé de la transparence analytique d’un Louis Thiry ou de Wolfgang Sieber à la Philharmonie d’Essen (Ars, 2007), le présent témoignage semble moins viser l’élucidation de la symbolique et du langage messiaenesques que l’émotion suscitée par ce cahier d’images associées à la naissance du Christ. Sans se galvauder dans une liturgie impressionniste, mais sans atteindre l’éloquence d’une Marie-Claire Alain à Lucerne (Erato, 1988), le présent enregistrement relèverait d’un généreux romantisme. Le raffinement du Cavaillé Coll nous y évite du moins la naïveté du chromo, et inspire à son hôte une iconographie librement appropriée qui saura séduire l’auditeur. Lequel aurait pu apprécier un complément de programme. Pourquoi pas, à l’encontre des trop attendus Le Banquet céleste ou Apparition de l’église éternelle, et pour rester dans la thématique de Noël, les Variations sur le choral Nun komm der Heiden Heiland d’Anton Heiler, que Mark Steinbach a par ailleurs récemment gravées à la Dresden Hofkirche pour le label Raven ?
Christophe Steyne
Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8
Mark Steinbach