Rainy Days 2024 : un slogan, une clôture, un avenir

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C’est peut-être ma façon -bien involontaire- de me rallier au thème du festival, qui explore cette année les « extrêmes » (l’art est le terrain de jeu des exagérations en tous genres ; l’artiste se doit de désobéir, de s’extraire du convenu, voire du connu, de renier l’extrême d’hier, devenu norme d’aujourd’hui) mais, outre que la concurrence de dates entre le festival bruxellois et le festival luxembourgeois m’amène à débuter le second lors de son jour de clôture, une infection respiratoire (pas le Covid, dit le test -d’ailleurs ne suis-je pas doublement vacciné de frais, grippe et 19 ?) bien entamée m’embrume copieusement l’esprit ce dimanche à la Philharmonie Luxembourg, et ce n’est rien par rapport à la fatigue extravagante qui s’annonce pour les semaines suivantes -raison de ce compte-rendu écrit à distance de l’événement, dans un état plus éclairé mais encore peu brillant.

Rainy Days, c’est une semaine, ambitieuse -même si je ne vous parle ici que de ce que j’ai entendu de mes propres oreilles-, de concerts, événements, spectacles, installations, réflexions, sous la houlette, pour la deuxième année consécutive, de la compositrice Catherine Kontz, luxembourgeoise vivant à l’ombre de Big Ben, comme en témoignent ses tenues vives et colorées qui rappellent l’excentricité de la capitale anglaise à la fin des années 1960.

Occam, le rasoir et l‘orgue

Le train me dépose un peu avant 11 heures, le temps de prendre place dans le Grand Auditorium, intimidant en ce qu’il accueille, seul sur sa scène bleutée, la console du grand orgue, avec ses claviers, pédalier, registres et pistons, une large partition et un écran ouvert sur un logiciel de montage sonore : Occam est le titre générique d’un cycle de pièces instrumentales (pour des formations très diverses, du soliste à l’orchestre) entamé en 2011 par Eliane Radigue, pionnière française de la musique sur synthétiseur, stagiaire en 1955 auprès de Pierre Schaeffer au studio d’essai de la Radio Télédiffusion Française, puis assistante de Pierre Henry au studio Apsome (elle émerge réellement sur la scène expérimentale new-yorkaise au tournant des années 1970, d’abord avec un synthétiseur Buchla, avant d’acheter son ARP 2500, dont elle devient virtuose) et Occam XXV pour orgue, partition de 2018 (en fait, non, chaque œuvre de la série est communiquée oralement aux instrumentistes), est un de « fantasmes sonores », composé sur mesure en collaboration avec l’interprète -ici Frédéric Blondy, dont l’Orchestre de Nouvelles Créations Expérimentations et Improvisations Musicales (ONCEIM), qu’il dirige, a déjà collaboré avec la compositrice. Pour Radigue, le musicien est une unité composée de l’interprète et de son instrument, façon de tenir compte de la personnalité de l’un liée à celle de l’autre, et Occam XXV est sa première œuvre pour orgue : le flux sonore continu sourd insensiblement et s’insinue dans le bleu-gris des fauteuils, dessinant peu à peu des rythmes exhalés des microbattements naturels entre les fréquences, en une organisation sonore déroutante, qui n'apparaît qu’à condition de se laisser aspirer -comme la plage par la marée montante.

Antipodes ? Melting pot !

A l’Espace Découverte, lieu plus intimiste au sous-sol du bâtiment, où public et scène se confondent, deux formations s’unissent le temps d’un (triple car avant et après les accueillent leurs villes d’origine) concert, titré Antipodes (en référence aux chemins empruntés par les écoles de Darmstadt et de l’Ircam) : le Kollektiv Unruhe de Berlin et l’Ensemble Orbis de Lyon, aux instrumentistes de nationalités multiples, proposent un programme original, fait de quatre nouvelles œuvres (deux compositeurs de chacun des ensembles) auxquelles s’ajoutent trois partitions d’étudiants de chaque ville où se joue le spectacle.

Je retiens en particulier Пикник (ii) d’Ádám Bajnok mû par un surprenant parcours chahuté de sons au comportement inopiné et Katara de Daphné Hejebri, dont les avancées denses et sombres, de l’attendu vers le désordre, usant habilement de la spatialisation, semblent râcler le plancher ; mon intérêt est éveillé par Ricercar, pour basson, accordéon et électronique, pièce dans laquelle Victor Gallardo (Conservatoire de Lyon) titille la dialectique entre homme et machine, entre inconscient et conscient, et par Sōjutsu, du compositeur argentin (et directeur artistique de l'Ensemble Orbis) Demian Rudel Rey, aux saillies vives, qui s’inspire d’un art martial japonais ; je suis dubitatif à l’écoute de Cows and Bells, d’Ilona Perger, pièce pour laquelle l’idée centrale tourne autour du son des cloches et autres clarines traditionnellement suspendues au cou des vaches dans son village natal autrichien, de même que face à Handstand de Yann Windeshausen (Conservatoire de la Ville de Luxembourg) -comme un gymnaste qui fait le poirier, il y met contrebasse et clarinette tête en bas et pieds en l’air- ou à l’essai, qui manque de saveur, de la Basquaise d’Espagne Eneko Lacalle Berasategi de l’Universität der Künste Berlin (Qualities, questions, quivers).

Surtout, n’écoutez pas !

C’est la harangue qu’Erik Satie, dont la musique, pourtant plus que centenaire, s’invite à nouveau dans les programmes de musiques d’aujourd’hui, lance aux spectateurs lors de l’entracte, au cours duquel on joue ses pièces de musique d’ameublement, une idée précurseure en 1917, bien avant les musiques d’ambiance (enregistrées) que Brian Eno, lui aussi en grâce dans ces mêmes festivals, popularise dans la deuxième moitié des années 1970 (on s’amusait alors de son anagramme, Brain One) -en vain puisqu’au lieu de converser, boire et rire comme on le fait quand le silence demande à se remplir, la plupart des auditeurs font ce que le compositeur n’attend pas d’eux, c’est-à-dire écoutent et se taisent.

L’injonction bien sûr est paradoxale et, si l’idée a maintenant percolé dans l’esprit du public, United Instruments of Lucilin, installé en cercle au milieu du Grand Foyer à l’heure de la digestion, le plus possible dos à ceux qui ne doivent pas lui prêter attention, suscite un intérêt qui s’estompe temporairement au gré des conversations et des rencontres (ce qu’on retient surtout, c’est de ne pas applaudir) : à défaut de les écouter, on entend donc l’homme aux costumes de velours (Carrelage phonique, Tapisserie en fer forgé), mais aussi l’Anglais John Lely (Furniture Music), la pièce de 1919 du Suisse Arthur Honegger (Musique d'ameublement) et Chez Barbazanges du compositeur luxembourgeois Johny Fritz, mis à l’honneur lors du concert de début de soirée.

Catherine Kontz a de la ressource

Un malade dans un duo, ça ne laisse guère de possibilités de repli, surtout quand l’instrument est inhabituel ; en l’absence de Luigi Gaggero au cymbalum (un instrument à cordes frappées, de la famille des cithares sur table), la violoniste Sandrine Cantoreggi est bien en peine de tenir le programme, méticuleusement répété -en conséquence repoussé à l’an prochain.

Puisqu’on est dans les extrêmes, annonce la directrice du festival, allons donc vers l’improvisation (elle est loin d’être novice en la matière), une performance à laquelle, avec simplicité et esprit, elle mêle le public, l’incitant à émettre, sur un signe donné et cette fois volontairement, les sons qu’il retient, d’habitude et à grand peine, dans une salle de concert : et nous voilà donc laissant choir notre programme, frôlant le siège de notre manteau, toussant et éructant, béatement enchantés et hilares alors que violon et piano (sollicité par les techniques de jeu étendues de Kontz) transforment une potentielle déception en un moment de plaisir déployé.

Johny Fritz : une vie en musique

Je prends un peu de temps pour approcher les installations, ludique pour le hahaha de l’Anglais Samuel D Loveless (bon…) ou visuellement percutante pour le piano vertical de la Londonienne Sarah Nicolls (Inside-Out Piano), et regarde avec une indiscrétion permise les partitions graphiques de Johny Fritz montrées dans le Grand Foyer (sa Mondrianophonie, créée en soirée par Lucilin -au titre qui laisse deviner les agencements de couleurs sur le papier), objets de curiosité un temps à la pointe, censément porteuses de liberté pour les interprètes dont certains pourtant se sont arraché les cheveux pour les décrypter- avant de rejoindre la Salle de Musique de Chambre, où le compositeur de Senningen (un lieu-dit de Niederanven) est comme chez lui, entouré de ses connaissances, pour un portrait-consécration, quelques jours avant ses quatre-vingts ans. La musique du clarinettiste, peintre et collectionneur (des instruments de musique, mais pas seulement, puisque Satie -qu’on joue souvent trop lentement d’après lui- tient une place particulière dans sa minutieuse manie), est pour moi une découverte, six pièces pour ensemble (dont la création Trois Essais), œuvre d’un fouineur que les frontières n’arrêtent pas -ni celles des pays, ni celles des esthétiques-, dont le penchant pour les arts plastiques se retrouve dans les sons, volontiers imagés, voire cartoonesques (Rhapsodie pour clarinette basse et piano, de 1991), à l’humeur parfois tempétueuse et outrée (Toccata pour piano) -rarement lourde comme dans Divertissement pour clarinette et deux percussionnistes. L’homme est émouvant, joyeusement debout pour saluer entre chaque morceau et le public le lui rend bien.

Il est encore tôt et, à la Philharmonie, les jours pluvieux se prolongent dans la soirée, au contraire de l’extrême fatigue qui me fait refluer vers le prochain train, l’infusion et la couette.

Luxembourg, Philharmonie, le 24 novembre 2024

Bernard Vincken

Crédits photographiques :  © Bernard Vincken

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