Minimalistes et répétitifs
Crescendo Magazine poursuit la publication des articles de la série "Ce siècle aura 100 ans" rédigée par Harry Halbreich et publiée en 1998 dans les éditions papiers de Crescendo Magazine.
A l'écart des circuits plus ou moins fermés de la musique dite "contemporaine", il existe depuis vingt ou vingt-cinq ans d'autres musiques qui drainent un très vaste public, qui par un effet de boule de neige largement alimenté par la réussite commerciale étendent sans cesse leur emprise, et qui sont devenues un véritable phénomène de société. Cela seul impliquerait déjà qu'on ne pourrait les ignorer, même si elles se passent fort bien de la bénédiction intellectuelle des spécialistes. Il s'agit bien sûr des diverses musiques minimalistes, répétitives, planantes, méditatives, etc..., autant de termes recouvrant des réalités musicales différentes mais confluant vers une même et vaste audience, faite de jeunes en majorité, et recoupant souvent celle du rock, de la chanson, voire même de la variété : autant de signes.
Le terme-clé, minimalisme, indique une volonté de réduction, qu'on aura tôt fait de confondre avec régression: ce n'est pas forcément la même chose. Le passé de l'histoire de la musique a déjà fourni des situations de ce genre, succédant à chaque fois par réaction brutale à un excès de complexité intellectuelle ou de raffinement esthétique : loin dans le passé, nous avons Dunstable et sa contenance anglaise hyper-consonante faisant suite aux héritiers de Machaut que l'on regroupe aujourd'hui sous le vocable (nouvellement forgé, d'ailleurs) d'ars subtilior.
Plus près de nous, il y a la naissance de la monodie accompagnée et de la basse continue prenant la relève de la polyphonie renaissante arrivée à son apogée, avec des monuments comme le Spes in alium à 40 voix réelles de Thomas Tallis. Cette mutation soudaine s'est effectuée il y a exactement quatre siècles. En reculant nettement sur le front de la richesse contrapuntique et structurelle, elle a permis l'émancipation de l'harmonie et de l'expression subjective et individuelle. En rapprochant ce tournant de celui auquel nous assistons aujourd'hui, et qui y ressemble de manière troublante, il nous faudra évaluer de même les gains et les pertes qu'il entraîne.
La tendance s'étend d'ailleurs bien au-delà de la musique, pour embrasser les autres disciplines artistiques. Le minimalisme volontairement réducteur, voire régressif, et hautement revendiqué comme tel par maints de ses protagonistes, correspond à cette notion d'arte povera dont les plasticiens italiens d'aujourd'hui sont loin d'avoir le monopole. La régression est aussi, et peut-être surtout, un phénomène relevant de la psychanalyse, ne l'oublions pas. Et c'est essentiellement un symptôme. La réaction contre un excès de complexité intellectuelle n'en est qu'une des dimensions, elle s'inscrit également dans le contexte socio-économique qui a fait s'épanouir le concept d'écologie. Une musique simplifiée, réduite à l'essentiel, possède une dimension naturiste indéniable, dans le sens d'une réaction à un excès d'artificiel, comme déjà après l'Ars subtilior. Phil Glass ou Arvo Pärt sont l'antidote prévisible à Barraqué ou Ferneyhough. Quel retour de balancier !...
Ces musiques peuvent se diviser en deux grands courants, le minimalisme répétitif, né aux Etats-Unis et qui y a connu ses principaux représentants avant d'essaimer en Europe, et la néo-spiritualité méditative et mystique, qui est avant tout le fait de quelques créateurs d'Europe de l'Est, et nous verrons que ce n'est pas un hasard.
Ces deux courants ont en commun la réduction radicale du matériau des hauteurs à un diatonisme le plus souvent hyper-consonant qu'on a voulu identifier un peu trop hâtivement à une néo-tonalité. Celle-ci existe également aujourd'hui, initiée il y a une vingtaine d'années par les partisans de la "Nouvelle Simplicité" en Allemagne, largement relayés depuis aux Etats-Unis, en France (où ils se regroupent autour de l'association "Musique nouvelle en liberté"), en Angleterre, en Italie et ailleurs. Une prise de contact rapide avec les musiques dont il est question dans cet article révèle d'emblée qu'il s'agit d'autre chose, car il leur manque l'élément essentiel du langage tonal, à savoir une syntaxe basée sur l'idée de cadence harmonique et de modulation. La fixité tonicale obstinément maintenue n'y est nullement synonyme d'ignorance ou d'impuissance à moduler, mais élément essentiel d'un état de transe ou d'extase. Par là, ces musiques sont non point tonales mais modales, comme le sont la plupart des musiques extra-européennes, orientales en particulier, qui séduisent d'ailleurs un public tout semblable. Seulement, les modes utilisés sont le plus souvent le majeur ou le mineur "tonaux", d'où la méprise. Ceci s'applique sans doute moins aux musiques mystiques de l'Est, qui témoignent d'une variété modale plus grande, qu'aux musiques minimalistes de l'Ouest. Celles-ci reposent sur des procédés rythmiques et structurels qui confirment l'hypothèse modale, et qui aboutissent logiquement à des schèmes formels essentiellement statiques, ce qui la conforte davantage.
Paradoxe plus apparent que réel, les musiques minimalistes et répétitives dont Steve Reich, Terry Riley et Phil Glass furent les pionniers, relayés aujourd'hui par John Adams qui y a injecté une bonne dose de néo-tonalité, me semblent constituer l'héritage dialectique du structuralisme sériel. Car il s'agit ici encore de combinatoire, même si les principes en sont simplifiés à l'extrême. L'aspect répétitif consiste essentiellement en la réitération inlassable de modules mélodico-rythmiques volontairement simples et brefs afin d'être immédiatement reconnaissables et mémorisables, et superposés en couches polyphoniques par système de "boucles" moyennant d'infimes modifications mélodiques ou rythmiques qui suffisent à provoquer des décalages dans ces cycles. Il est certain que les polyphonies africaines ont servi ici de modèles. Aux antipodes des musiques de matière fleurissant en Europe (spectrales, microtonales, etc.), ce sont des musiques de processus, dont la réduction extrême du matériau fait des sortes de machines à moudre le vide, des laboratoires du néant en quelque sorte. Souvent séduisantes sur le plan des timbres, établissant une régularité métrique bienvenue au sortir de tant de musiques non-pulsées, leur volontaire pauvreté événementielle encourage une écoute essentiellement passive aboutissant à l'hypnose, à l'anesthésie mentale, à un état second, rejoints par d'autres voies (souvent parallèles, voire simultanées) grâce à la drogue. Cette fonction redoutablement démobilisatrice en fait les complices idéales de tout pouvoir soucieux de maintenir son emprise.
Anti-dialectiques, ces musiques sont aussi et par conséquent anti-révolutionnaires, c'est-à-dire réactionnaires, ce qui nous force à rejoindre par des chemins différents l'hypothèse régressive soulevée tout à l'heure. Mais il n'est pas que des musiques minimalistes "douces", tant s'en faut. Aux mains d'un Steve Martland, d'un Louis Andriessen, elles atteignent à une virulence militante capable de canaliser efficacement la violence déchaînée par le hard rock. Il est typique que les deux noms que nous venons de citer, et quelques autres, soient ceux d'Européens.
Avec les musiques méditatives, mystiques et planantes, la violence, voire la simple pulsion rythmique disparaît à peu près totalement. Venus d'Europe de l'Est, le Polonais Gorecki et l'Estonien Arvo Pärt, auxquels s'est joint plus récemment le Georgien Kancheli (et l'on pourrait ajouter sous condition des noms russes comme Knaifel, Oustvolskaya, voire marginalement Sofia Goubaïdoulina elle-même, sans compter... le dernier Chostakovitch !) commencèrent, sous le régime soviétique, à exprimer leur opposition et leur différence par une religiosité ardente et par un refus résolu du vécu quotidien. A la chute du mur, leur musique se répandit en Occident et passa pour modèle de spiritualité et de rejet de notre société de consommation industrielle, qui s'est d'ailleurs empressée de les récupérer vite fait. Il n'est pas sans signification que le quatrième grand "pape" de cette tendance, l'anglais John Tavener, se soit de bonne heure converti à l'église orthodoxe dont le riche fonds liturgique est la source essentielle de toutes ces musiques. L'intérêt intellectuel de la combinatoire minimaliste, si restreint qu'il soit, y fait totalement défaut, le dépouillement extrême du matériau et de la pensée y est beaucoup plus radical et atteint au stade idéal de la pauvreté comme vertu évangélique.
A ce stade, mes lecteurs le savent, bien que croyant, je ne puis que me révolter de toutes mes forces contre cette anesthésie totale, contre cette mort de l'intelligence. De grâce, le Christ a parlé de pauvreté en esprit (c'est-à-dire de renoncement aux richesses matérielles) et non point de pauvreté d'esprit. L'on sait bien que la troisième Personne de la Trinité, que célèbre la fête de la Pentecôte, c'est le Spiritus Intelligentiae, le Saint Esprit supérieur à toute science humaine. Mais voilà, ceux qui ont commercialisé honteusement Sainte Hildegarde de Bingen sont ces mêmes marchands du temple qui vendent aux jeunesses crédules du Pärt et du Gorecki comme ils leur vendent des bâtons d'encens, quand ce ne sont pas des marchandises infiniment plus dommageables à la santé.
Au bout de près d'un quart de siècle, il n'est plus permis de se cacher la tête dans le sable et de parler d'épiphénomène, terme que je croyais et crois encore pouvoir appliquer aux musiquettes néo-tonales. Non, là il s'agit de bien autre chose, qui certes ne déplace ni n’annule les autres musiques d'aujourd'hui. Ne tombons point dans le piège des sectaires en le devenant nous-mêmes, mais souvenons-nous (je le dis dans un autre article) qu' "il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père".
Harry Halbreich