Pierre Bibault face à Steve Reich 

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Le guitariste Pierre Bibault fait l’évènement avec un album intégralement consacré à Steve Reich publié chez Indesens. Crescendo Magazine rencontre ce musicien  pour un entretien dédié à ce grand compositeur américain.   

Vous consacrez un album entier à des pièces de Steve Reich. Comment avez-vous découvert ce compositeur ? 

Je l’ai découvert sur le tard, je l’avoue, grâce à l’un de mes professeurs de musicologie à l’Université Paris 8, en 2003. Depuis, plus je l’écoute, plus je creuse, plus je suis impressionné par sa richesse. À bien des égards, je ne comprends pas qu’on ait pu qualifier sa musique de « minimaliste » ; bien au contraire, pour moi, c’est plutôt une musique « maximaliste ». Certes, le matériau musical de base, avec lequel Steve Reich compose, est minimal, mais la façon dont il le manie, et sans parler du résultat, est d’une richesse confondante, avec toutes ces couches sonores qui se superposent, légèrement décalées, selon des déphasages immédiats ou subreptices, faisant soudain émerger des rythmes, des textures…

Ce monstre sacré de la musique de notre temps vient de célébrer ses 85 ans. Alors que certaines musiques des avant-gardes de la seconde ½ du XXe siècle sonnent à nos oreilles de manière surannée et obsolète, la musique de Steve Reich continue de séduire toutes les générations. Qu’est-ce qui fait ce succès pour nos oreilles contemporaines, y compris les plus jeunes ? 

 Je pense que c’est lié à plusieurs facteurs.  Tout d’abord, je crois, parce que les oreilles contemporaines sont intimement liées à l’enregistrement, ce que n’étaient pas -de fait- les oreilles des siècles précédents. Or, la première période musicale de Steve Reich l’est aussi, avec son œuvre phare Come Out, de 1966, qui est une mise en boucle de bande magnétique. Cette œuvre n’existe pas sans l’enregistrement. Et l’on remarque que c’est aussi le cas de nombreux genres actuels, dont l’enregistrement est le principal support de création, et par extension, d’existence. La musique électronique, avec par exemple la French touch, en est, il me semble, une bonne illustration.

Ensuite, peut-être parce que Steve Reich a réussi dans sa musique à préserver l’équilibre entre une musique de son, d’exploration sonore, et une musique de notes. L’oreille peut alors se raccrocher à l’un ou à l’autre de ces paramètres -parmi tant d’autres. 

Enfin, je suis convaincu que c’est la place de l’interprète dans l’œuvre de Steve Reich qui transcende cet ensemble d’éléments. A la différence de la musique électronique actuelle que je citais à l’instant, où seule la machine est présente, Steve Reich confère encore une place centrale à l’instrumentiste. C’est une question extrêmement contemporaine, avec notamment les rapports entre l’Humain et  la Machine, et par extension aujourd’hui l’Intelligence Artificielle, qui a été questionnée par Steve Reich dès le dernier quart du XXe siècle. 

J’ai d’ailleurs voulu explorer ce concept au travers d’une nouvelle vidéo d’Electric Counterpoint, réalisée par Jean-Emmanuel Bibault (Post-Doc en A.I à l’Université de Stanford, en Californie), et dont les images ont été entièrement créées par une Intelligence Artificielle, exclusivement à partir de mots. 

Cette musique est d’essence répétitive, quels sont les défis pour l’interprète ?  Comment habiter ce temps musical ?

Tout d’abord, il me semble important de préciser que c’est moi qui ai procédé à l’enregistrement du disque : comme interprète bien sûr, mais aussi comme ingénieur du son et directeur artistique. C’est un vrai parti pris, qui partait d’un constat simple : un tel disque est tout simplement impossible à réaliser en studio. Il faut des mois entre les prises et le montage final, et aucun label ne pourrait en supporter le budget.

Du point de vue de l’interprétation elle-même, ce qui est assez étonnant, c’est que les enjeux d’interprétation sont extrêmement liés aux enjeux d’enregistrement ! Chaque pièce présente un défi méthodologique propre, qui mêle étroitement les deux. 

Par exemple, concernant Nagoya Guitars, qui n’a que deux parties de guitare, lorsqu’on enregistre la première partie, il faut être bien certain de la pertinence des partis pris d’interprétation, car on va devoir y répondre (en les reprenant ou en y réagissant) quand on enregistrera la seconde.

A cet égard, Electric Counterpoint -œuvre dans laquelle l’interprète doit enregistrer une superposition de douze guitares avant d’y ajouter la partie de soliste- a représenté le plus gros défi. En outre, je me refusais à faire des « rustines » au montage : je souhaitais enregistrer exclusivement en « one take », c’est-à-dire parvenir à enregistrer parfaitement en une seule prise. J’ai ainsi enregistré une bonne partie de l’œuvre de cette manière.

Electric Guitar Phase a elle aussi apporté son lot de questionnements : comment parvenir à une accélération linéaire parfaite, surplombant une guitare au tempo immuable ? Là encore, il a fallu réfléchir, faire des essais avant de parvenir à une version qui me satisfasse.

En tant qu’auditeur, cette musique provoque souvent une perte de repères temporels ; en manque d’éléments auxquels nous raccrocher, nous sommes plongés dans un océan de son, presque dans un état de transe. Est-ce que cet état second touche aussi l'interprète ? 

 Je vous rejoins parfaitement sur cette perte de repères temporels, c’est même l’histoire de ce disque ! En effet, je l’ai mûri pendant au moins trois ans. Le programme était clair dans ma tête depuis un certain temps, mais je l’avais un peu mis de côté pour me consacrer à d’autres projets avant d’y revenir. Jusqu’à mars 2020 et le premier confinement. D’un coup, nous nous sommes trouvés collectivement bloqués dans une boucle temporelle étendue, inexplicable. Revivant chaque jour la même journée ou presque, j’ai soudain repensé à Electric Counterpoint, avec cette envie de me réinscrire dans le temps et dans le vivant. J’ai donc repris la partition et, comme l’ont fait bien d’autres musiciens à la même période, j’ai réalisé une vidéo de confinement.

L’idée, dans ce contexte si particulier, a donc été d’enregistrer le premier mouvement d’Electric Counterpoint qui me semblait tout autant suspendu dans le temps que la période que nous vivions. J’en jouais moi-même toutes les parties. Le résultat, diffusé sous forme de vidéo sur YouTube, a attiré l’attention et France Musique m’a invité à jouer l’œuvre dans son intégralité lors de son festival d’été. C’est en enregistrant la bande d’accompagnement des deux autres mouvements que j’ai pris conscience que le moment était venu de concrétiser le projet d’un disque complet autour de la musique de Steve Reich pour guitare. J’en ai alors repensé le programme, avant de le faire valider par Steve Reich lui-même.

Enfin, pour répondre à la deuxième partie de votre question, j’ai en effet été marqué par l’état second que vous décrivez. Il m’a fallu des jours -et même des nuits- pour enregistrer ce disque, et j’ai été très imprégné à la fois par l’atmosphère créée par la musique elle-même, mais aussi par le moment en lui-même : certaines heures sont plus propices que d’autres pour trouver cet état. Par ailleurs, le travail sur les répétitions -puisque j’avais décidé de ne pas réaliser de mise en boucle informatique, au bénéfice d’une mise en boucle instrumentale- provoque également cet état second où l’on finit, en tant qu’interprète, par se perdre auditivement et peut-être même par s’élever spirituellement. 

Certaines des pièces présentes sur cet album n’ont pas été originellement écrites pour la guitare. Qu’est-ce que votre instrument apporte à cette musique ? 

Je voulais travailler l’œuvre de Steve Reich à la fois comme une musique occidentale de tradition écrite (ce qu’elle est), mais aussi comme une musique qui dégage un groove omniprésent, presque hallucinant. Je pense que c’est cela que la guitare apporte le plus à cette musique : le groove. C’est particulièrement vrai dans Nagoya Guitars. C’est un groove qu’on n’entend pas nécessairement dans l’original pour marimbas et que j’ai particulièrement travaillé grâce à un jeu très spécifique et assumé de main droite.

Ensuite, je trouve que la guitare électrique donne un caractère très aérien à la répétition des notes. Dans Electric Counterpoint par exemple, il faut d’ailleurs éviter tout staccato et trouver un jeu très legato pour faire chanter ces grandes lignes de notes répétées. Se pose également la question du son.

D’abord, j’ai voulu privilégier l’homogénéité d’un bout à l’autre du disque, pour pouvoir jouer avant tout sur l’interprétation, les attaques, les phrasés, les intentions musicales.

La question de l’homogénéité étant posée, l’idée principale était de retrouver un son analogique. Le son numérique peut parfois être un peu froid, comme taillé dans un bloc, et je voulais que l’on perçoive une présence plus vivante dans le son.

J’ai donc voulu recréer un son « américain » : d’où le choix d’une guitare Fender Telecaster Custom Shop. C’est une réédition (« reissue » en américain) d’un modèle de 1952, fabriquée en 2019 en Californie, qui reprend toutes les caractéristiques et les modes de fabrication de l’originale : même bois, mêmes micros, etc. La spécificité d’une Custom Shop, c’est d’être fabriquée entièrement à la main. Elle ne sort pas d’une usine mais de l’atelier d’un luthier Fender. Même les micros -éléments essentiels d’une guitare électrique- sont bobinés à la main, ce qui permet de capter parfaitement la résonance des cordes, mais aussi la chaleur du bois dans le son. Elle est le produit d’une véritable « lutherie », au sens noble du terme, à l’instar de la plupart des instruments « classiques » comme les violons ou les guitares dites « classiques ». C’était un élément très important dans ma démarche d’instrumentiste, puisque je suis aussi guitariste classique, et donc très pointilleux sur le choix de l’instrument. Enfin, l’amplificateur que j’ai choisi est aussi une reissue, d’un ampli à lampes de 1965 cette fois, le Fender ‘65 Deluxe Reverb, au son très chaud -grâce aux lampes justement. L’ampli est à la guitare électrique ce que la caisse de résonance est à la guitare classique. C’est la prolongation essentielle de l’instrument. Son rôle est aussi important que les micros de la guitare dont je parlais plus haut, et je voulais pouvoir exprimer ma propre personnalité musicale à travers lui.

Le disque se clôt par le légendaire Clapping. Pourquoi ce clin d’oeil final à cette pièce toujours étonnante ? 

Pour trois raisons !  D’abord, parce que j’en aime la composante principale, à savoir la mise en geste de l’instrument le plus simple, en même temps que le plus complexe, qui soit : le corps humain, en l'occurrence les mains.

Ensuite parce que j’ai conçu ce disque pour qu’il soit édité en vinyle [à paraître sous quelques mois, suite à la pénurie de matière première chez les fournisseurs actuellement, ndlr], avec une face A et une face B. Clapping Music vient après Electric Guitar Phase, sur la face B. Les deux œuvres sont très liées l’une à l’autre, dans le sens où elles proposent toutes deux une exploration du processus de déphasage graduel, pour reprendre les termes de Steve Reich dans la notice de Clapping Music, qui est par ailleurs l’œuvre qui clôt sa période d’exploration de ce concept.  

Enfin, parce que, comme je l’ai dit précédemment, ce disque a pris forme dans mon imaginaire à partir du premier confinement de mars 2020, au moment où les applaudissements se sont arrêtés dans les salles du monde entier. Clapping Music, c’est pour moi une façon de célébrer à nouveau les applaudissements, les claquements, les battements de mains, ce geste du public qui peut sembler si anodin, mais qui est en réalité un hymne à la vie.

Le site de Pierre Bibault : www.pierrebibault.com

  • A écouter

Steve Reich (*1936) : Nagoya Guitars (transcription de Nagoya Marimbas pour deux guitares par David Tanenbaum, en collaboration avec le compositeur) ; Electric Counterpoint for live guitar and tape ; Electric Guitar Phase for live guitar and tape (transcription de Violin Phase par Dominic Frasca, en collaboration avec le compositeur) ; Clapping Music for two performers. Pierre Bibault, guitare. 2021. 42’58 ; Livret en français et anglais. 1 CD Inde 154.

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

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