Mark Grey, Frankenstein d’hier à aujourd’hui
Le compositeur Mark Grey est à l’affiche de La Monnaie avec la première mondiale de son Frankenstein, une production des plus attendues. Il revient, pour Crescendo Magazine, sur ce projet. Rencontre avec l’un des compositeurs majeurs de notre époque.
Votre opéra Frankenstein est donné en création mondiale sur la scène de la Monnaie ; pouvez-vous nous parler de la genèse de ce projet?
J'avais lu le roman quand j'étais au lycée, probablement vers l'âge de 16 ans. Comme pour la plupart d'entre nous, la découverture du personnage de Frankenstein et de l’auteure Mary Shelley a commencé beaucoup plus tôt dans la vie. Nous étions exposés à tous les stéréotypes de la créature dans des dessins animés ou à l’utilisation du mot «Frankenstein» dans la vie quotidienne. Il y a également eu ma découverture des images du film de 1931 avec Boris Karloff dans le rôle de la “créature”. Je me souviens avoir vu le film de 1931 au milieu des années 1970 (probablement vers l’âge de huit ans) lors de la série télévisée Creature Feature diffusée aux États-Unis.
La Monnaie m'a contacté car ils étaient déjà en discussion avec Àlex Ollé (de La Fura dels Baus), notre metteur en scène. Alex désirait présenter cette œuvre depuis plus de dix ans, mais il est très difficile d’adapter des romans pour le théâtre lyrique. La Monnaie (et Àlex) ont estimé que la musique devrait être écrite par un compositeur anglophone, car le langage de Shelley est très subtil et nuancé, de même que de nombreuses références historiques et littéraires comme les Métamorphoses d’Ovide, le Paradis perdu de John Milton, la Complainte du Vieux marin de Samuel Coleridge-Taylor, et la liste est encore longue. Júlia Canosa i Serra, notre librettiste, a rejoint l'équipe alors que la production s’est ainsi étoffée.
Ce fut une expérience merveilleuse de travailler avec Júlia. Nous sommes le type de personne qui s’investit à 1000% dans nos projets et qui creusent aussi profondément que possible lors de leurs recherches. Dans ce travail commun, nous ne voulions pas reprendre le roman in extenso, nous avons re-conceptualisé l’histoire de Frankenstein pour la placer dans le futur. En utilisant des flashbacks et des souvenirs, similaires à ceux du roman mais placés dans un contexte différent, nous faisons évoluer de manière fluide le présent et le passé.
Frankenstein est votre premier opéra dans une "forme classique" avec des chanteurs et un orchestre "traditionnel". Quels sont les défis pour les compositeurs de composer avec des «formes classiques»?
Je travaille selon la devise: «en respectant le passé, nous développons notre avenir». J'ai fini par traiter la musique comme une sorte de «Frankenstein» en soi - alors que le personnage de Victor assemble sa créature à partir de différentes parties. J’ai esquissé plusieurs scénarios de blocs musicaux contrastants et courts, puis j’ai joué avec eux comme un cube de Rubik afin de trouver des combinaisons renforçant l’impact du texte de Julia. Au fur et à mesure que je développais l'idée, Júlia et moi revoyions le livret et ajustions le texte pour condenser les éléments. J'ai travaillé l'instrumentation afin d'offrir un maximum de flexibilité dans l’évolution musicale entre les scènes, en explorant les couleurs et les émotions de l'orchestre. De plus, nous avons introduit l'électronique dans la partition en entourant les paysages sonores pour créer des moments sombres ainsi que souligner, par exemple, «l'électrocution» de la créature, ou le «blanc» polaire au début de l'opéra. Dans la fosse, un échantillonneur joue en parallèle de l’orchestre et il en étend la palette de timbres.
Comment avez-vous caractérisé musicalement les personnages ?
Au fur et à mesure de l'élaboration du livret, Júlia et moi-même avons inculqué / souligné les forces et les faiblesses de chaque personnage, tout en respectant le cadre d'origine de Shelley, mais aussi en le développant. Par exemple, dans le roman de Shelley, Elizabeth est assez neutre dans son exposition, mais ici nous lui avons donné beaucoup plus de voix. De cette façon, nous avons élargi et poursuivi nos recherches en “colorant” chaque personnage pour une parfaite intégration dans la musique, mais aussi dans la poétique, les lumières, le décor, la scénographie, etc. En évitant l'utilisation de leitmotivs d'opéra au sens strict, disons via un instrument mélodique, j'ai fini par installer des cellules rythmiques et harmoniques de type "leitmotiv" lorsque les personnages reviennent sur scène. Vous ressentez finalement un retour implicite et non une référence flagrante .
Sur votre site Web, on peut lire que vous travaillez sur un projet d'opéra intitulé Birds in the Moon, une chambre ambulante exploitée dans un conteneur mobile ultra-moderne et autonome. Pouvez-vous nous parler de ce projet?
En effet, Birds in the Moon est un opéra de chambre itinérant mis en scène dans un conteneur d'expédition : ce sera une boîte magique à mouvements théâtraux. La musique est écrite pour deux voix, quatuor à cordes et paysages sonores. La première de cette production de 70 minutes aura lieu en avril 2020. Elle sera présentée en Californie.
Le scénario de Birds in the Moon est vaguement basé sur la théorie excentrique de Charles Morton, scientifique du XVIIe siècle, qui a émis l’hypothèse selon laquelle les oiseaux migrent vers la lune. Selon Morton, les oiseaux migraient chaque année vers la lune. Certains sont revenus, les autres ont été perdus dans l'espace. Il faudrait aux oiseaux un voyage de 60 jours à 200 km/h pour arriver à la lune. L’excentricité de Charles Morton ressort du livret avec son thème principal, le voyage du migrant -en utilisant l’oiseau comme métaphore de la personne.
Vous semblez être très concerné la problématique de la migration ?
Oui, certains des problèmes sociopolitiques les plus importants auxquels nous continuerons de faire face au cours de ce siècle sont sans aucun doute l'immigration, la migration, la traite des êtres humains et les droits de l'Homme. Dans Birds in the Moon, nos oiseaux se concentreront uniquement sur une histoire fantastique du parcours d’une migrante et du destin de ses enfants.
J’ai également lu que la mise au point du container est très technologique ?
Les lumières, les sons, les vidéos et les accessoires seront tous alimentés par des cellules de batterie à énergie solaire dissimulées dans le fond du conteneur et servant de plancher à l'ensemble. La firme Meyer Sound Laboratories Inc. collaborera à la mise au point d'un système sonore sur mesure. Cela nous donnera la totale liberté de présenter le travail partout où un conteneur pourra être garé et sans nécessiter une alimentation électrique externe. Lorsque les côtés du conteneur s'ouvriront pour révéler l'action, nous placerons le quatuor à cordes au niveau du sol, juste en face de nous, en déployant des escaliers de chaque côté des musiciens afin de créer une fosse d'orchestre intime et de donner aux personnages la liberté de se déplacer de la scène, jusqu’au sol autour du quatuor ou même jusqu’au toit du conteneur - où notre oiseau mythique pourra voler librement.
Et vous êtes également "Sound designer", principalement de votre collègue John Adams ; pouvez-vous nous parler de cette partie de votre activité?
En tant que Sound designer, je travaille avec de grandes compagnies d'opéra (comme le Met Opera de New York), avec des orchestres à l’image du New York Philharmonic et avec des organismes du secteur des arts de la scène comme The Park Avenue Armory à New York, pour les aider à créer des environnements sonores pour des oeuvres qui sont souvent créées par des compositeurs, des artistes et des metteurs en scène contemporains. À l'aube du XXIe siècle, de plus en plus d'artistes utilisent la technologie pour explorer des territoires théâtraux inconnus. Je fais le pont entre la vision de l'artiste et les défis techniques d'un lieu sur le plan acoustique.
Vous êtes un proche collaborateur de John Adams ; que représente John Adams (en tant que compositeur) ?
John Adams a été un mentor extraordinaire pour moi. Notre opéra Frankenstein n'aurait pas vu le jour sans le soutien attentionné de John et de son collaborateur et metteur en scène de longue date : Peter Sellars. Au cours des 30 dernières années, ils m'ont offert un aperçu du monde complexe et enthousiasmant de la création d'opéra et de la manière dont les artistes préparent une grande œuvre pour la scène.
Le compositeur, pianiste et chef d'orchestre André Previn vient de mourir. Est-ce que sa personnalité et sa musique inspirent un compositeur de votre génération ?
Il est vital de respecter et de célébrer l’oeuvre de tous les artistes du présent et du passé -leur histoire, leur savoir-faire, leur influence et leur expression nous concernent tous. L'art est subjectif, comme les artistes qui le créent.
Le site de Mark Grey : http://markgreycomposer.com
Crédits photographiques : Stella Olivier