Marie Jacquot, Kapellmeisterin

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La cheffe d’orchestre Marie Jacquot occupe actuellement la fonction de Kapellmeisterin au Deutsche Oper, l’une des grandes scènes lyriques allemandes. Cette jeune musicienne française installée en Autriche revient sur son parcours et sur son rôle à l’opéra de Düsseldorf/Duisbourg. 

Vous êtes actuellement Kapellmeisterin au Deutsche Oper de Düsseldorf / Duisbourg. Pouvez-vous nous présenter ce rôle ? 

Mon rôle au Deutsche Oper am Rhein est de diriger les premières que l’on me confie, comme cette année Samson et Dalila de Saint-Saëns et Roméo et Juliette de Gounod. Mais aussi les reprises comme Falstaff, et les opéras du répertoire tels Traviata, Rigoletto, Hänsel et Gretel, l‘Enfant et les sortilèges, etc... En ce qui concerne les premières, en fonction de la longueur et de la difficulté de la pièce, nous avons les semaines de préparation scénique en conséquence, puis toutes les répétitions d’orchestre jusqu’à la première représentation. Pour les reprises, nous disposons de beaucoup moins de répétitions scéniques et d’un maximum d'une à trois répétitions avec l’orchestre. Par ailleurs, pour le répertoire, nous dirigeons les soirées sans aucune répétition d’orchestre, ce qui n’est pas ce qui me plaît le plus dans mon métier car cela ne laisse pas une grande marge de manœuvre d’interprétation au chef d’orchestre et aux chanteurs. Quand nous reprenons une production qui peut exister déjà depuis 50 ans, elle déjà gravée dans la pierre, il est difficile de sculpter un autre profil. Pour les premières, c’est absolument l’inverse. Nous avons beaucoup de temps pour travailler ensemble, faire évoluer la production ensemble, trouver des solutions ensemble, etc... Les chanteurs, les musiciens d’orchestre et le chef se connaissant mieux, cela apporte une sécurité dans l’exécution, une meilleure qualité pour le public, mais aussi une plus grande place pour la spontanéité. 

Vous dirigez autant l’opéra que le concert symphonique. C’est plutôt une manière de travailler à l’ancienne à une époque qui voit de plus en plus de chefs s’orienter vers ou l’autre domaine (et le symphonique plus que l’opéra). Que vous apporte cette double pratique ?

D’abord, je trouve absolument indispensable pour un musicien de connaître le plus de styles musicaux possible. C'est un peu comme un chef étoilé qui possède les techniques et les connaissances d’autres cultures culinaires. Cela ne peut être que bénéfique et cela apporte d’autres moyens d’interprétation dans la ou les orientations que nous voulons prendre. Pour ma part, mes connaissances vont  des exécutions baroques aux techniques de jeux de la musique contemporaine, ce qui m’apporte énormément lorsque je dois étudier une symphonie de Mahler ou un opéra de Mozart. Toutes les musiques peuvent être une source d’enrichissement du langage d’un musicien classique (le jazz, le funk, le tango, les musiques de danses, la pop etc...). 

Ensuite, et je parle maintenant de mon expérience en tant qu’étudiante à l’Université de Vienne puis de Weimar, je n’ai jamais été très sûre de moi pour accompagner un soliste, pianiste, violoniste, chanteur etc... Je suis tromboniste de formation et mon orientation de chef d’orchestre -du fait que je ne sois pas pianiste- pointait plus en direction du répertoire symphonique. Je n’ai pas eu l’opportunité de découvrir l’opéra très jeune, c’est un monde qui ne me parlait pas du tout. Je l’ai découvert par hasard quand j’ai débuté comme Kapellmeisterin à l’opéra de Würzburg. C'est à ce moment-là que j'ai compris qu’il n’y avait rien de plus difficile pour un chef que d’accompagner des chanteurs. Depuis lors, je suis plus à l’aise lorsque je dois accompagner un pianiste, un violoniste, etc... Mais je me souviens très bien qu’il y a encore quelques années, je n'étais pas très sereine.

Troisièmement, le rôle du chef à l’opéra est absolument indispensable au bon déroulement de la soirée. Les chanteurs doivent se concentrer sur leur voix, sur la musique, sur la mise en scène, etc..., etc..., et c’est le chef qui fait le lien entre la scène et la fosse d’orchestre. A l’opéra, jamais une soirée ne ressemble à une autre, chaque représentation est une aventure qui peut se dérouler merveilleusement bien ou l’inverse. Le chef doit être au maximum de son attention à chaque seconde car les catastrophes peuvent arriver très vite. Dans la pratique symphonique, après 4 ou 5 jours de répétitions d’orchestre, les deux ou trois concerts sont la continuité logique du travail en amont. On pourrait même dire que le chef n’est plus nécessaire au bon déroulement de la soirée, car certains orchestres sont à un tel niveau de qualité qu’ils n’ont pas besoin du chef pour jouer ensemble. Mais le chef peut apporter « le petit truc » en plus qui rendra le résultat de l’orchestre exceptionnel. C’est ce qu’on ne peut pas décrire, cette magie qui fait qu’on concert sera bon ou inoubliable. 

Et, enfin, ce qui me lie fortement à l’opéra ce sont les livrets, les histoires et le travail d’équipe. Comme chef dans la fosse, je me sens particulièrement portée par l’action mais aussi responsable de mettre en valeur (sur scène et pour le public) le travail de tous mes collègues, que ce soient les costumes, les lumières, les figurants, les techniciens, les régisseurs etc... C’est une grande fierté et un grand plaisir d'être partie prenante d’une même famille pour l’aboutissement d’un projet commun.

Est-ce que ce terme de “Kapellmeisterin” au sens où il découle de la fonction de Kapellmeister du XIXe/XXe siècle, c’est à dire un profil de chef(fe) rompu(e) à la maîtrise d’un large répertoire (y compris des opérettes ou opéras légers...) principalement lyrique a un sens pour vous ? 

Absolument. Comme je l’ai dit, j’ai dû attendre mes 26 ans pour dirige mon tout premier opéra, lors de l’audition pour le poste de Kapellmeisterin à Würzburg, Die lustigen Weiber von Windsor d’Otto Nicolai. La cohérence et la symbiose entre le texte et la musique m’ont beaucoup marquée, c’est une pièce fantastique. C’est à partir de là que j’ai commencé à m’intéresser à la musique légère et je suis très fière, en tant que Française ayant vécu à Vienne, d’avoir ce lien avec l’opérette de ma patrie et celle de mon pays adoptif. C’est un énorme enrichissement de mon langage musical. Et oui, le terme Kapellmeisterin est particulièrement lié aux pièces chantées, bien que de plus en plus d’orchestres d’opéras donnent aussi des concerts symphoniques. Mais c’est ce qui donne pour moi un sens pratique à mon métier qui est en fait très abstrait. La capacité de s’adapter et surtout de  réagir à chaque situation, c’est pour moi la base de la direction d’orchestre. 

Vous avez assisté le grand Kirill Petrenko à l’Opéra de Bavière. Que retenez-vous de la collaboration avec un musicien aussi fascinant que ce chef ? 

J’ai un très bon souvenir de notre collaboration. C’est une personne dévouée corps et âme à son travail et surtout à la musique. Il ne se positionne jamais au premier plan en tant que chef mais il met toutes ses forces au service du compositeur. Ce qui, pour moi, devrait être le credo de tous les musiciens. 

Quels sont les chefs et les cheffes que vous admirez ? Autant du passé que du présent ? 

Au cours de mon apprentissage de la direction, j’ai regardé beaucoup de vidéos de chefs différents et j’ai assisté à de nombreuses répétitions. Cela m’a permis de développer petit à petit mon propre langage gestuel à partir de ce qui me plaisait et ne me plaisait pas. Je ne dirais pas que j’ai adoré un grand chef en particulier, je respecte de nombreux chefs pour différentes raisons. Mais j’ai énormément admiré mon premier professeur de direction, Roberto Gatto, pour ses qualités musicales en tant que chef et pédagogue, mais aussi pour ses grandes qualités humaines. Ce furent 4 années d’apprentissage foisonnantes ! Tout au long de mon parcours, j’ai eu la chance de rencontrer des professeurs extraordinaires qui m’ont transmis cette passion pour la musique en tant que partage. Je leur en suis extrêmement reconnaissante. 

Vous avez étudié le trombone. Est-ce que votre connaissance de cet instrument influence votre manière de concevoir le son de l’orchestre ? 

La musique doit respirer, il est donc important pour un musicien de respirer avec la musique, ce qui est plus familier pour un instrumentiste à vent. Mais avoir été tromboniste ne change ma conception du son de l’orchestre. L’écoute de nombreux orchestres de cultures sonores différentes m’a davantage apporté que le fait d’avoir joué un instrument. Chaque orchestre a une identité sonore qui lui est propre et je pense qu’il est important pour un chef de soutenir cette identité, de ne pas vouloir la changer à tout prix. Bien sûr, je conçois le son français des impressionnistes autrement que le son du romantisme allemand, mais cette conception du son, elle s’élabore avant tout dans la tête, avec la connaissance de toutes les possibilités sonores des instruments. J’ai cependant appris énormément en jouant dans l’orchestre. Les différentes façons de faire travailler un orchestre, de communiquer avec les musiciens, d’organiser une répétition, etc... 

Vous êtes née en France mais vous résidez en Autriche et vous dirigez de grandes scènes en Allemagne. Est-ce qu’il est plus facile de lancer sa carrière dans le monde germanique que dans l’Hexagone ? 

Je ne pense pas que cela ait de l’importance. L’important, c’est de se sentir bien là où l’on est. Mon voyage m’a mené en Autriche, un choix que j’ai fait lorsque j’avais 18 ans. J'aurais pu choisir de rester en France et de continuer le trombone. A cette époque, je ne me suis pas dit " je vais en Autriche car il y sera plus facile de faire carrière ". Quand on vient d’une famille non musicienne, on ne pense pas à ce genre de chose. La vie est faite de choix et de coïncidences qui nous font qui nous sommes. Qui sait ce qui aurait pu être ou ne pas être ? De plus, le mot carrière ne m’intéresse pas. Les rencontres et le collectif ont pour moi plus de valeur que la performance individuelle, ce qui est certainement le résultat de mon passé  au tennis. Et ces rencontres, nous pouvons les faire dans le monde entier. Libre à soi de voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Ce développement humain est pour moi plus important que le développement de ma carrière, et il peut se faire dans n’importe quel pays du monde. 

A regarder la scène germanique, j’ai l’impression qu’il y a une sorte de saine révolution depuis 10 ans vis-à-vis des cheffes d’orchestre. Il y a une grosse dizaine d’années, pour les besoins d’un article, j’avais contacté de nombreuses Hochschule pour avoir panorama de la représentativité des femmes dans les classes de direction et le résultat n’était pas brillant. Désormais, on voit s’affirmer une nouvelle génération : Joana Mallwitz à Nuremberg, Oksana Lyniv à Graz et vous à Düsseldorf. Même la traditionnaliste Vienne a réussi à attirer Marin Alsop pour diriger l’orchestre radio-symphonique alors que Mirga Gražinytė-Tyla a été en poste au Landestheater de Salzbourg. Le fossé entre les genres me semble se combler plus vite qu’ailleurs. Est-ce que c’est quelque chose que vous ressentez ?     

Je pense qu’on peut l’affirmer : il y a en ce moment de nombreuses femmes cheffes sur la scène germanique. La question, c’est plutôt « pourquoi ne constatons-nous ce phénomène qu’en Allemagne et en Autriche ? » J’espère seulement que, dans quelques années, on ne fera plus de différence de genre pour les chefs, les compositeurs etc... Du moment que l’on exerce bien sa profession, c'est le plus important, non ?

Vous deviez diriger cette saison Cosi fan Tutte de Mozart au Vlaamse Opera d’Anvers et Gand. Cette production a été annulée à cause du Covid. Est-ce qu’une reprogrammation est envisagée ? 

L’époque est particulière et le futur, pour les artistes et les organisateurs, est encore très nébuleux. Je pense qu’une reprogrammation est envisagée. Est-ce que ce sera avec moi ou avec un de mes collègues, ce n’est pas encore décidé, tout dépend de nos emplois du temps respectifs. Pour le moment, je souhaite seulement que nous retrouvions le plus vite possible la scène musicale d’avant COVID-19, que nous connaissons et aimons tant.

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot 

Crédits photographiques : www.marie-jacquot.com

Crédits photographiques : Werner Kmetitsch

 

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