Moscou, 23 décembre 1985 : Evgeny Kissin, 14 ans, donne un récital Chopin

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Frédéric CHOPIN (1810-1849) : Fantaisie op. 49 ; Mazurkas op. 24 n° 4 ; op. 30 n° 3, op. 50 n° 3, op. 56 n° 2, op. 63 n° 1 et n° 3 et op. 68 n° 4 ; Scherzo n°2 op. 31 ; Nocturnes op. 27 n° 1, op. 32 n° 2, op. 37 n° 2 et op. 48 n° 2 ; Polonaise op. 44 ; Sonate n° 3 : Finale. Presto ma non tanto. Evgeny Kissin, piano. 2020. Livret en russe et en anglais. 82.00. Melodia MEL 10 02631 (2 CD).

Avant qu’il ne fasse ses débuts en Europe occidentale en 1987 et ne joue bientôt sous la direction de Karajan à Berlin puis au Festival de Pâques de Salzbourg en 1989, le jeune Evgeny Kissin était déjà une star dans son pays natal. Né à Moscou le 10 octobre 1971, cet enfant prodige étudie dès ses six ans à l’Ecole Gnessine avec Anna Pavlovna Kantor, qui a travaillé avec Tatyana Kestner, elle-même élève d’Alexandre Goldenweiser. Dans son autobiographie Avant tout, envers toi-même sois loyal (Le Passeur, 2018), Kissin rend un vibrant hommage à son professeur et à sa manière d’enseigner : elle ne jouait pas elle-même du piano lors des rencontres mais se contentait de donner des conseils, afin que la personnalité de chacun puisse s’épanouir. Kissin se souvient de l’une de ses leçons, qui concernait l’intensité ; pour Anna Pavlovna Kantor (née en 1923), il fallait peser sur le clavier de tout son poids de son bras depuis l’épaule, afin d’obtenir un son ample et noble. Le jeune Kissin donne son premier concert avec orchestre à l’âge de dix ans, le Concerto n° 20 K. 466 de Mozart ; l’année suivante, c’est le premier récital à Moscou. Dans la capitale, il se produit encore le 27 mars 1984 (il n’a pas encore treize ans) dans les deux concertos pour piano de Chopin, avec le Philharmonique de Moscou dirigé par Dmitri Kitaenko, que l’on peut découvrir sur un CD Melodia (MEL 10 0194) paru en 2012, avec en bis, deux Mazurkas et une Valse. 

L’année suivante, à l’initiative de Sviatoslav Richter, Evgeny Kissin est à l’affiche du festival « Nuits de Décembre » au Musée Pouchkine, où le récital public qu’il donne est enregistré sur bande magnétique. Richter considère qu’en cette cuvée 1985, le programme doit être réservé à trois géants du romantisme : Schumann, Schubert et Chopin. Une soirée consacrée à ce dernier est confiée à Kissin, le 23 décembre ; il a eu quatorze ans deux mois auparavant. Melodia propose l’intégralité de sa prestation pour la toute première fois en CD. Un programme exigeant, en deux parties de quarante minutes chacune, que le jeune prodige mène de bout en bout avec une grande maîtrise et une maturité qui apparaissent dès la Fantaisie qui ouvre la soirée. Kissin donne cette œuvre en public pour la deuxième fois, un an après un concert en solo au Conservatoire ; il lui confère une étonnante éloquence et une hauteur de vue qui n’a rien de démonstratif. On est fasciné d’emblée par le potentiel artistique développé, qui va se poursuivre pendant cette première partie de soirée au fil de six mazurkas, à la fois sobres, naturelles et émotionnellement ressenties. Le Scherzo n° 2 déploie une fougue juvénile et chaleureuse, saluée par des applaudissements nourris. 

Après la pause, très à l’aise, le jeune homme propose quatre Nocturnes décantés et secrets, dont un opus 27 n° 1 aux contours ténébreux, avant ce qui est peut-être bien le sommet de ce récital : la Polonaise op. 44, grande première en public pour lui ; elle va lui permettre de laisser son jeu devenir de plus en plus passionné, tout au long de ces onze minutes dominées par une technique généreuse, dans des plans sonores découpés et architecturés avec noblesse et sincérité. Kissin donne la sensation d’éprouver un grand bonheur à laisser s’épanouir son jeu, il fait chanter le piano avec une ivresse retenue, sans effets de manche, mais avec un respect majestueux. Le public jubile ! Une souple mazurka et le final, magistral, de la Sonate n° 3, deux pages données en bis, clôturent cette belle soirée qui est sans doute demeurée gravée dans la mémoire des privilégiés qui y ont assisté ; dans son autobiographie déjà évoquée, Kissin parlera de ce récital comme d’un moment essentiel de sa carrière.  

Le label Melodia a bien restauré la bande originale, avec de légères saturations, mais ce concert demeure ce qu’il est : un témoignage de l’évolution d’un des plus grands pianistes de notre temps, mais surtout la confirmation d’un extraordinaire talent si proche, à quatorze ans, de la perfection. La pochette intérieure de cet album montre le visage ouvert de Kissin, aux traits fins et élégants. La photographie est à l’image du contenu de ce beau CD/patrimoine, auquel on ne peut attribuer une cotation que par rapport à lui-même et à un moment de l’histoire de l’interprétation dont il est un jalon. 

Note globale : 9

Jean Lacroix

 

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