Musique de chambre de Johanna Senfter, « la meilleure élève » de Max Reger 

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Johanna Senfter (1879-1961) : Quatuor avec piano en mi mineur op. 11 ; Sonate en ré majeur pour clarinette, alto, cor et piano op. 37 ; Trio en sol majeur pour clarinette, cor et piano op. 103 ; Quintette en si bémol majeur pour clarinette et quatuor à cordes op. 119 ; Sonate en la majeur pour clarinette et piano op. 57 ; Petit Trio facile pour violon, violoncelle et piano op. 134. Else Ensemble. 2021/23. Notice en allemand et en anglais. 129’ 47’’. Un album de deux CD CPO 555 495-2.

Née et décédée à Oppenheim, cité de Rhénanie-Palatinat sise au bord du Rhin, entre Mayence et Worms, Johanna Senfter joue déjà du piano à l’âge trois ans. Cadette de six enfants, elle vit dans une famille aisée ; son grand-père maternel, Friedrich Koch, était une personnalité connue dans les milieux pharmaceutiques, suite à ses travaux sur la quinine. A huit ans, Johanna commence une formation au piano et au violon, interrompue brutalement par une diphtérie. Âgée de seize ans, elle entre au Conservatoire Hoch de Francfort-sur-le-Main, où elle étudie divers instruments (piano, violon, orgue), ainsi que la composition avec Iwan Knorr (1853-1916), un élève d’Ignaz Moscheles et de Carl Reinecke, qui lui fait découvrir les beautés de l’œuvre de Bach. Elle compose déjà des pièces instrumentales et vocales. En 1908, elle se rend à Leipzig où elle prend des cours avec Max Reger qui décèle en elle de remarquables dons pour la composition. Une lettre du compositeur au père de la jeune femme, reproduite en tête de la notice, témoigne de sa grande admiration pour elle. Sa formation auprès de Reger dure deux ans ; à son issue, elle obtient le Prix Nikisch, qui récompense la meilleure partition, une sonate pour violon. 

Johanna Senfter regagne Oppenheim, mais va conserver des contacts chaleureux avec Reger jusqu’au décès de ce dernier en 1916. Sur son intervention, elle obtiendra un contrat avec une maison d’édition. Dans sa ville natale, où elle s’installe définitivement, elle va fonder une société de concerts, au cours desquels ses œuvres sont jouées, ainsi qu’une Société Bach pour honorer les cantates du Cantor, qui sera dissoute par le national-socialisme en 1932. Après la guerre, son écriture, empreinte de romantisme tardif et dans la tradition allemande, rencontre moins de succès ; confinée à Oppenheim, elle se tourne vers l’enseignement. Lorsqu’elle disparaît en 1961, elle laisse un catalogue imposant qui comprend plus d’une trentaine de pages concertantes ou orchestrales, dont neuf symphonies, de la musique de chambre, des morceaux pour orgue et des pièces vocales. 

Si elle est méconnue, Johanna Senfter, dont les manuscrits ont été rassemblés à l’Université de Cologne, n’a cependant pas souffert d’une désaffection discographique. En 1994, la pianiste Monica Gutman, née à Bucarest mais basée en Allemagne, a gravé pour Wergo des pages pour piano, qui ont connu le succès. D’autres labels (Colosseum, Paladino, Hänssler) ont donné accès à d’autres facettes de son art, dont des aspects sont encore à approfondir, notamment dans le domaine symphonique. Aujourd’hui, le label CPO enrichit la connaissance de sa musique de chambre avec six partitions, dont quatre mettent en valeur la clarinette.

Dans le choix ici effectué, on sent partout l’influence de son maître, mais aussi de Brahms. Le Quatuor avec piano op. 11 est à la fois opulent et lumineux, notamment dans sa partie pour le clavier. Il date de 1911, juste après la formation auprès de Reger. Il contient de beaux moments d’intimité et de lyrisme. L’empreinte du romantisme tardif que l’on y retrouve sera constante dans la production de Johanna Senfter, ainsi qu’en témoigne le bref Petit Trio léger op. 134 que l’on découvre en fin du second disque de l’album. Les trois mouvements de cette page de fin de vie (Menuet, Sarabande et Gavotte) sont destinés au violon, au violoncelle et au piano, dans une atmosphère parodique du XVIIIe siècle.

Mais l’essentiel se trouve sans doute dans les quatre partitions au sein desquelles la clarinette évolue, dans la ligne directe de Reger, mais aussi, à nouveau, de Brahms. Le cor vient y ajouter à deux reprises une chaleur bienvenue. C’est le cas dans la Sonate op. 37, créée à Darmstadt en 1920, l’alto et le piano venant compléter une page instrumentale riche en timbres diversifiés, et dans le Trio op. 103 de 1943, où le piano dialogue avec la clarinette et le cor dans un chromatisme recherché, qui a des côtés magiques, notamment dans le premier mouvement. Le programme est complété par deux partitions où intervient la clarinette : la Sonate op. 57 (première en 1932 à Karlsruhe, mais la composition date sans doute de 1925), l’instrument étant accompagné par le piano. Senfter développe des moments harmoniques où alternent la profondeur de l’expressivité et la finesse de l’élégie. Le Quintette op. 119 de 1950 (clarinette et cordes) est encore un hommage, plus tardif, à Reger, dans un climat de maturité créatrice, avec un Langsam central dont la palette de timbres, riche, dense et même foisonnante, parle au cœur et à l’âme. Chez cette compositrice, le langage du sentiment ne passe jamais au second plan. 

Ces six partitions sont remarquablement servies par l’Else Ensemble qui les a gravées en deux sessions : en mai 2021, à la Sendesaal de la Hessischer Rundfunk, puis en avril 2023, au Studio Hans-Rosbaud de Baden-Baden. Il s’agit du premier enregistrement de ce groupe constitué de jeunes musiciens allemands et israéliens, qui ont adopté le prénom de la poétesse et dessinatrice expressionniste juive allemande Else Lasker-Schüller (1869-1945), qui a dû émigrer en 1933 vers la Palestine et est devenue apatride. La volonté de cette petite dizaine de musiciens, tous lauréats de concours internationaux, est d’explorer un répertoire allemand et juif, négligé ou gommé par des événements politiques. Ils servent avec ferveur et engagement cette musique chaleureuse qui, ancrée dans la tradition, n’a rien de révolutionnaire, mais recèle une expressivité sincère. On saluera tout particulièrement la clarinette virtuose de Shelly Ezra, qui signe l’érudite notice, le piano de Naaman Wagner, toujours attentif aux nuances, et le cor chaleureux de Kristian Katzenberger. Quant aux cordes (Stefan Hempel et Petra Schwieger, violons ; Lena Eckels, alto ; Valentin Scharff et Daniela Shemer, violoncelles), elles offrent à leurs partenaires toute la complicité requise. On suivra avec plaisir les futures gravures de l’Else Ensemble.

Son : 8,5  Notice : 10  Répertoire : 8  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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