Rock et Heroic Fantasy… à l’orgue. Étonnant, spectaculaire et contagieux.

par

Gunnar Idenstam (*1961) : Metal Angel. Gunnar Idenstam, orgue de la Cathédrale de Monaco. Février 2020. Livret en anglais. TT 73’11. Toccata Classics TOCC 0495.

Chevelure auréolée par rétro-éclairage, tee-shirt noir au graphisme cabalistique, visage fier et droit : la photo de pochette s’amuse-t-elle par ses codes à nous représenter quelque rock-star bien conservée ? Médaillé au Grand prix de Chartres en 1984, Gunnar Idenstam se produit dans les plus grandes salles (Berlin, Tokyo, Atlanta, Moscou, Saint-Pétersbourg…) et cathédrales. On se souvient de son album Bach enregistré chez Opus 111 il y a une trentaine d’années, de son SACD de transcriptions Debussy-Ravel à Dudelange (Bis, 2013). Il naquit au début de cette décennie qui vit apparaître les emblématiques Led Zeppelin, Deep Purple, Black Sabbath, Pink Floyd, King Crimson, The Nice… En 2012, il fut distingué par l’Académie Royale de musique de Stockholm pour son rayonnement international en faveur d’un renouveau de la pratique organistique. On le connait aussi comme musicien folk, arrangeur, compositeur. Bref, un artiste décloisonné, un passeur. « J’ai toujours été fasciné par le heavy beat du rock metal et symphonique, et pendant plusieurs années j’ai souhaité intégrer l’orgue dans un environnement complètement rock » nous explique-t-il dans le livret. Ce qui se traduisit par un concert dans la salle du Studio Acusticum à Piteå, avec batterie, guitares électriques. Dérive de ces sessions, le cycle Metal Angel qu’il composa depuis 2013 et qui rassemble dix-neuf créations pour orgue soliste, la plupart regroupées dans cet album et présentées sous forme de trois Suites. Le rock s’y mêle à la tradition symphonique française (Widor, Vierne, Dupré…), mais aussi au répertoire populaire scandinave (son harmonie ou son rythme, ainsi le gangar norvégien dans l’introduction).

La forme cultive la toccata ou… la ballade folk-rock. Le style global se veut donc un creuset béant, limité par la seule imagination. Peut-on s’autoriser à le qualifier ainsi : décor gothique, univers d’heroic fantasy, portée par une musique glam rock ? Car l’auteur s’entend à trousser des mélodies catchy (Toccata V, par exemple, dont la digitalité peut lointainement rappeler le moto perpetuo de celle d’Eugène Gigout), naïves mais entêtantes. Les recettes sont rassurantes et efficaces : le crescendo de l’élégiaque Gothic Garden, romance de crooner qui gonfle à toutes les voix et devient un submergeant chorus (3’37). La pédale pulse des ostinatos empruntés aux riffs de guitare basse dans Saga I ou l’effrayant Waiting for. Les chamades dans Introduction imitent le crépitement des guitares (sur)voltées. On devinerait presque le raffut de batterie dans l’ambivalent Metal Angel et les tourments intérieurs du Dark Angel. Heureusement, quelques morceaux viennent reposer l’oreille, tel l’émouvant Angel’s Theme ou ce Polina’s Song entre cantilène et rythm & blues. Ou encore Elegy inspiré par l’absence d’un être cher, où l’on croit détecter une allusion à la Berceuse de Vierne. Certaines pièces s’écartent un peu du rock mais non du tumulte, ainsi Falling Angel propulsé dans la veine motorique et incantatoire du Jean Guillou des Visions cosmiques (on songe précisément au Icare, qui lui aussi s’y connaissait en terme de chute).

Le metal du titre se réfère à la fois au genre musical et au matériau des tuyaux. Et ces bons anges sont ceux qui nous entourent, nous relient au « Dieu/Créateur », ceux que l’on doit écouter dans notre monde menacé par « guerres et conflits, changement climatique et maintenant la pandémie », ceux que l’on doit suivre plutôt que les anges déchus. Au-delà de ce manichéisme, Gunnar Idenstam nous présente dans le livret quelques clés de compréhension pour chaque pièce. La dialectique culmine dans les trois derniers volets, opposant successivement Archangel et Black Angel, avant un Epilogue bipartite où les sombres harmonies sont chassées par une lumière hymnique qui clame la victoire du Bien dans un brasier saturé de décibels. L’Armageddon se termine donc par le salut. Ouf. En guise d’Apocalypse, on observera qu’Olivier Vernet avait enregistré un album sous ce titre, à la Cathédrale de Monaco dont il est le titulaire et sur lequel Gunnar Idenstam a jeté son dévolu. Un instrument idéal selon lui : une mécanique réactive, des jeux solo poétiques, des sections clairement séparées, des basses profondes mais nettes. Effectivement, excellent choix. Et puisque l’organiste suédois est un virtuose accompli et que ces sessions le montrent en forme épatante, l’exécution ne mérite qu’éloge. Son œuvre n’est pas à la portée de n’importe quels doigts et n’importe quels pieds (en l’occurrence, les traits de pédalier, fichtre !) : il en triomphe.

La captation s’avère spectaculaire, voire peut-être dopée dans les registres graves. Au casque, l’écoute risque d’éprouver les tympans. Comme tout disque de rock qui se respecte. Pari risqué, disque audacieux. Jusqu’à ne pas rechigner à un certain simplisme d’écriture, là où d’autres se seraient abrités derrière une modalisation savante, une palette expressive plus complexe. N’en doutez pas, aucun sarcasme dans notre bouche : nous avons adoré, et on réécoutera souvent ce CD. Ce qui aurait pu produire un résultat ringard ou niais s’affirme comme une improbable réussite qui pourra séduire les amateurs d’orgue aussi bien que les nostalgiques de certains « papys du rock » qui peinent à raccrocher les gants, pour le bonheur de leurs fans. C’est presque cocasse qu’une insolente leçon de santé inculquée à un genre originellement transgressif, peu familier des encens et des putti, nous vienne d’une tribune d’église. Même défroqué, l’exercice de crossover relevait du grand écart. La sincérité et l’inspiration de Gunnar Idenstam ont brillamment réussi l’essai. « Ma musique provient de mon sentiment le plus intime de la tristesse, de la mélancolie et de la perte » nous confie-t-il. « I’ve got the blues in my heart, and the Devil in my fingers » (Angus Young).

Son : 9 – Livret : 10 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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