Les improbables du classique : Luciano Berio et les Beatles
La musique est parfois le témoin de rencontres improbables entre deux univers à la base complètement différents. On peine ainsi à imaginer Jay Z se rendre à un concert de Mason Bates ou Adèle se passionner pour la musique Pierre Slinckx. Mais dans les années 1960, une avant-garde musicale des plus radicales, portée par Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio ou Henri Pousseur, jeunes enragés de la composition qui veulent faire table rase du passé et des stars de la pop en recherche de nouvelles sonorités s'attirent mutuellement.
Nous évoquerons ici la rencontre bien réelle de Luciano Berio avec Paul McCartney et les Beatles qui déboucha sur l’arrangement par le compositeur de trois chansons du célèbre groupe anglais.
Luciano Berio naît en 1925 en Italie. Jeune diplômé du Conservatoire de Milan, il se rend aux Etats-Unis parfaire sa formation à l’académie du Festival de Tanglewood, auprès de son compatriote Luigi Dallapiccola qui lui fait découvrir les perspectives du sérialisme alors alpha et oméga de la Modernité. De retour en Europe, il use ses pantalons sur les bancs des Ferienkurse für Neue Musik de Darmstadt où il fait la connaissance de jeunes radicaux dont Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, György Ligeti et Mauricio Kagel. En 1954, il fonde à Milan le Studio di Fonologia musicale avec ses acolytes Luigi Nono et Bruno Maderna, autres modernistes italiens. Henri Pousseur et John Cage sont des invités réguliers de cette structure qui est alors l’une des plus novatrices d’Europe.
Au début des années 1960, il met le cap sur les Etats-Unis comme compositeur en résidence au Festival de Tanglewood. En 1962, il est professeur au Mills College d’Oakland en Californie puis à la Darlington International Summer School et, en 1965, il devient enseignant à Harvard et à la Julliard School of Music de New York. Tout comme Boulez, il est à la fois compositeur, théoricien de la musique (il a fondé en Italie la revue Incontri Musicali dédiée à la musique électronique) et animateur de la vie musicale : il fonde en 1967 le Julliard Ensemble entièrement dévolu à la musique de son temps. Enseignant hautement réputé, il attire de jeunes talents qui accourent des Etats-Unis comme Steve Reich ou d’Europe comme le Batave Louis Andriessen ou même d’Italie comme Luca Francesconi. Résident aux Etats-Unis, il n’en reste pas moins reconnu en Europe et son radical Laborintus II est récompensé, en 1966, par un prestigieux Prix Italia. A l’inverse de ses amis, Berio a toujours eu une forme d’attirance pour le passé et en particulier pour la musique populaire, un amour qui se manifeste à travers des collages, transcriptions, recompositions à l’image des illustres Folk Songs, cycle de onze chants traditionnels du Nouveau monde, d’Europe et d’Asie, recomposés, en 1964, pour voix et petit ensemble, commande du Mills College.
Paul McCartney était, durant l’été 1966, en recherche de concerts qui présentaient des compositeurs d’avant-garde dont notre Luciano Berio, mais aussi John Cage et Karlheinz Stockhausen. Cet intérêt des membres des Beatles pour le moderniste musical n’était pas saugrenu : n’oublions pas le Gesang der Jünglingein, pièce de musique électronique de Stockhausen qui intègre des sons numériques et des enregistrements de la voix humaine, a influencé autant John Lennon que Luciano Berio. Symbole de ce respect envers l’avant-gardiste allemand, Stockhausen est présent sur la pochette de l’album Sgt. Pepper's Lonely Hearts Band publié en 1967 par le groupe de Liverpool. Il est le seul compositeur présent parmi les 57 personnalités présentées sur cette couverture...
Le 24 février 1966, Berio et McCartney se rencontrent à l’occasion d’une conférence du compositeur à l’Institut Culturel italien de New York. Les deux hommes purent même échanger quelques mots dans le couloir de l'institution avant d’être assaillis par une meute de journalistes.
L’année suivante, le compositeur publie par ailleurs un article élogieux intitulé “Commenti al Rock” sur les Beatles dans Nuova Rivista Musicale Italiana, la plus prestigieuse revue musicale universitaire italienne d’alors.
Á la demande de Mario Labroca, directeur de festival musical de la Biennale de Venise, il finalise par ailleurs l’arrangement de 3 chansons pour la mezzo-soprano Cathy Berberian (par ailleurs son ex-femme) et petit ensemble instrumental : Michelle I, pour mezzo-soprano et 2 flûtes ou flûte (ou hautbois) et clavecin -Michelle II, pour mezzo-soprano et flûte, clarinette, harpe, violon, alto, violoncelle et contrebasse est exactement la même chanson mais avec un effectif instrumental différent ; Ticket to Ride, pour mezzo-soprano et flûte, hautbois, trompette clavecin, violon, alto, violoncelle et contrebasse ; Yesterday, pour mezzo-soprano et flûte, clavecin et violoncelle.
Ces arrangements prennent part à une programmation dédiée au compositeur et pour un concert qui voit ces transcriptions côtoyer les Folk Songs et 3 transcriptions de chanson de Kurt Weill.
On sera surpris par le côté baroquisant, foncièrement rococo, de ces arrangements, mais ils s’inscrivent dans un projet de la chanteuse de faire aimer les chansons des Beatles aux parents de la génération des jeunes fans du légendaire groupe musical. La musicienne avait déjà commandé d’autres arrangements au compositeur Louis Andriessen (en 1966) et, en 1967, elle avait gravé pour Philips l’album « Beatles Arias » avec 12 chansons accompagnées par un petit orchestre dans des transcriptions du musicien Paul Boyer.
La partition est disponible chez Universal Edition Wien et un enregistrement de Sophia Burgos (soprano) accompagnée du Sinfonieorchester Basel dirigé par Ivor Bolton est récemment paru chez Sony.
Pierre-Jean Tribot
Crédits photographiques : DR
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