Nadine Sierra et Xabier Anduaga : une apothéose du « bel canto » dans La Sonnambula au Liceu
J. Ph. Rameau écrivait vers 1760 : « L’expression de la pensée, du sentiment, des passions, doit être le vrai but de la Musique ». La Sonnambula de Vincenzo Bellini, écrite quelque soixante-dix ans après, pourrait être définie comme le paradigme de cette devise : passions et sentiments sont portés à un tel degré d’excellence, pour ne pas dire d’exacerbation en pleine tourmente romantique que l’œuvre peut apparaître actuellement comme désuète ou surannée. Je connais pas mal de musiciens ou mélomanes qui contemplent le « bel canto » bellinien comme une sorte de « mode mineur » de la musique par son apparent schématisme harmonique, sans lui accorder son véritable mérite créatif. Cette mélodie éternelle, avec ses « messe di voce », « colorature », « cadenze » et autres artifices virtuoses qui influença même Wagner, pose comme condition préalable à son exécution artistique la maîtrise absolue de la virtuosité vocale la plus accomplie pour la mettre illico au service de l’expression la plus profonde et authentique des émotions et des passions humaines. Bellini avait à sa disposition deux légendes du chant : Giuditta Pasta (créatrice aussi de Norma et de Beatrice di Tenda) et Giovanni Battista Rubini (id. pour Puritani et Il pirata) et il sut comment les mettre au défi et finalement en valeur. Il va sans dire que cet art n’est pas donné à quiconque et qu’on entend trop souvent des chanteurs qui fournissent un effort important pour venir à bout des difficultés et dont l’accomplissement artistique est -osons le dire- mineur. Les écouter peut amener une compréhensible lassitude… Lorsqu’on parle de Nadine Sierra et de Xabier Anduaga… on ne parle plus du tout des artistes du même monde : ce sont deux véritables phénomènes ! Sierra signait ici son quatrième grand rôle au Liceu, après Lucia di Lammermoor, Manon et Traviata et l’amour que le public lui porte est proprement indescriptible, sa performance est à tout bout de champ jalonnée de « bravi » et de tonnerres d'ovations qui ont prolongé la soirée d’environ une demi-heure… Dès son premier air, Come per me serena, truffé de nouvelles cadences de la plus haute difficulté et couronné par un Mi bémol suraigu de ceux qui font frémir l’auditoire, l’enthousiasme de l’assemblée devenait paroxysme. Et il faut reconnaître que même si l’une ou l’autre de ses notes n’a pas trouvé la perfection de l’émission, c’est tellement minime (et certainement expliqué par la fatigue, puisque toute l’équipe avait joué la veille et remis cette représentation aux abonnés affectés par la grande coupure de courant du 28 avril) que le bonheur de l’écouter est absolu. Les deux duos, Prendi : l’anel ti dono et Son geloso del zeffiro errante continuent sur la route du ravissement pour culminer sur la grande scène finale de somnambulisme, Ah non credea mirarti où, juchée sur une toiture vertigineuse, elle atteint l’apogée de son art. Rappelons juste le Fa suraigu absolument surnaturel (c’est une voix déjà largement lyrique) qu’elle a offert pour finir sa performance et oublions l’indescriptible délire déclenché dans le public…
Xabier Anduaga n’est pas en reste : il est un belcantiste de rêve. Certains lui trouvent des réminiscences d’Alfredo Kraus, d’autres la beauté sonore de José Carreras. Ils ont sûrement raison mais c’est surtout un ténor avec un grand T : inclassable. Permettez-moi de me citer : en 2021 (Madrid), j’écrivais sur lui : « Ses aigus éclatants et sa voix uniforme au timbre chatoyant séduisent malgré un médium légèrement terne. Mais il nous convainc aussi par la richesse de son jeu de scène. » En 2024 (Barcelone) : « une voix solaire, très nuancée, à l’aigu lumineux et au médium d’airain. Il connaît en détail tous les secrets du bel canto et est un acteur engagé et convaincant. » Quoi dire de plus, si ce n’est qu’il a atteint une maturité à ses 29 ans tout simplement époustouflante, que sa voix s’est étoffée avec un centre dense et duveté et qu’il rayonne sans rival dans le firmament actuel des rares artistes capables d’affronter l’Elvino de Bellini. Sa cadence en pianissimo à la fin du quintette D’un pensiero, d’un accento fut de celles qu’on ne peut oublier.
Le rôle de Lisa a été confié à une jeune hispano-cubaine, Sabrina Gàrdez, pimpante et joyeuse sur scène et qui offre déjà un chant très élaboré et expressif, même si quelques sons sont légèrement serrés dans l’aigu. Une artiste qu’on écoute avec un réel plaisir. Pour le Conte Rodolfo, l’argentin Fernando Radó possède une voix au grave très bien timbré même si son médium est quelquefois étrangement projeté. C’est un acteur plus que convaincant qui occupe la scène avec aisance et naturel. Remarquable aussi la Teresa de la basquaise Carmen Artaza, une voix captivante et une artiste sans faille. Isaac Galán (Alessio) et Gerardo López (Notaro) complètent une équipe de très haut vol. Irréprochables, comme d’habitude les chœurs de la maison. Un très jeune Lorenzo Passerini dirige l’orchestre, dont des somptueux solistes nous régalent les oreilles, avec brio et une parfaite connaissance du rubato inhérent à ce répertoire. Il n’a pas le geste le plus élégant ou suggestif que l’on puisse imaginer, mais c’est redoutablement efficace, tant au niveau de la concertation -très malaisée dans cet univers d’improvisations diverses- que des équilibres et couleurs. Le Liceu n’a pas encore choisi le futur directeur/trice musical : le suspense règne encore et chaque nouvel invité pourrait devenir un candidat potentiel…
La proposition scénique est signée par Bárbara Lluch, une artiste avec une longue trajectoire dans le monde de l’opéra. Rappelons qu’elle est la petite-fille de l’immense actrice et metteuse en scène catalane Núria Espert. Quelques traits de son travail rappellent un peu son ancêtre : expressive et efficace sans recourir à des fanfares grandiloquentes ou des artifices visuels. Nadine Sierra déclare sur son approche : « Bárbara a vu ce que je n’avais pas imaginé : ce sont des femmes qui doivent satisfaire à ce que les autres attendent d’elles plutôt que de mener leur propre chemin ». Lluch met l’accent sur la jalousie maladive d’Elvino en la rapprochant de la maltraitance machiste classique. C’est un aspect qui est habituellement gommé dans les productions mais bien présent dans le livret. C’est attachant aussi son jeu d’ambiguïté dans la relation du Conte avec Amina : amicale/amoureuse sans jamais la définir. Dans l’original de Scribe, Amina était la fille adultérine du comte et un jeu scénique permettait de le découvrir, mais dans le livret de Felice Romani cet aspect a disparu. L’ensemble de ballet Metamorphosis dance (chorégraphie d’Irache Ansa et Igor Bacovich) incarne les rêves et les démons de la protagoniste dans un tableau humain de grande beauté plastique et néanmoins de la plus grande efficacité expressive. C’est un recours relativement fréquent et presque galvaudé dans l’opéra actuel qui trouve ici une efficience majeure pour souligner les affres que guettent la cantatrice, le somnambulisme étant aussi un symptôme de stress post-traumatique. Amina est présentée comme orpheline, Teresa n’étant théoriquement que sa mère adoptive. Encore une soirée pour les annales du Liceu !
Barcelone, Liceu, 9 mai 2025
Xavier Rivera
Crédits photographiques : A.Bofill