Noriko Ogawa et un Érard de 1890 se lancent dans une excitante intégrale Satie

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Erik Satie (1866-1825) : Gnossiennes ; Le Piccadilly ; Chapitres tournés en tous sens ; Avant-dernières pensées ; Croquis et agaceries d’un gros bonhomme en bois ; Sonatine bureaucratique ; Poudre d’or ; Embryons desséchés ; Descriptions automatiques ; Heures séculaires et instantanées ; Prélude en tapisserie ; Les trois valses distinguées du précieux dégoûté ; Je te veux ; Trois Gymnopédies - Noriko Ogawa, piano. 2015. 78’02. Livret en anglais, en allemand et en français. 1 SACD BIS. BIS-2215 SACD. Erik Satie (1866-1825) : Prélude de La porte héroïque du ciel ; Sports et divertissements ; Trois Sarabandes ; Préludes flasques (pour un chien) ; Véritables préludes flasques (pour un chien) ; Sonneries de la Rose+Croix ; Menus propos enfantins ; Enfantillages pittoresques ; Trois préludes du Fils des étoiles ; Peccadilles importunes ; Trois nouvelles enfantines - Noriko Ogawa, piano. 2017. 75’22. Livret en anglais, en allemand et en français. 1 SACD BIS. BIS-2225 SACD.  Erik Satie (1866-1825) : Vexations. Noriko Ogawa, piano. 2018. 80’32. Livret en anglais, en allemand et en français. 1 SACD BIS. BIS-2325 SACD

Se lancer dans une intégrale de la musique pour piano d’Erik Satie est certainement, pour tout pianiste, une aventure exaltante. C’est d'abord l’occasion d’aborder les nombreuses et hétéroclites facettes de cet artiste aussi génial qu’inclassable. C’est ensuite rentrer dans une profonde intimité avec le compositeur, intimité qu’aucun autre n’a instaurée à ce point avec ses interprètes. Il y a toutes les indications, parfois difficiles à comprendre, dont il parsème ses partitions. S’il s’est prononcé contre la lecture à voix haute pendant l’exécution (il a écrit, à propos des Heures séculaires et instantanées : « Je défends de lire, à haute voix, le texte, durant le temps de l’exécution. Tout manquement à cette observation entraînerait ma juste indignation contre l’outrecuidant. Il ne sera entraîné aucun passe-droit. »), il en a expliqué le sens : « C’est un secret entre l’interprète et moi. » Il y a aussi ses choix d’écriture, avec par exemple les nombreuses enharmonies et l’absence de barres de mesures, qui font que notre rapport à sa musique n’est pas le même selon que l’on a accès, ou non, à la partition.

Un des atouts des trois premiers volumes de cette intégrale de Noriko Ogawa est l’instrument choisi. La pochette indique fièrement un piano Érard de 1890. Et en effet, voilà un acteur qui compte dans la réussite de ces enregistrements. Il dégage une impression de solidité et de souplesse à la fois, tel un vieux cuir parfaitement conservé. Les basses sont profondes, légèrement rugueuses, et les aigus idéalement cristallins. L’instrument a été impeccablement préparé par Takahiro Natori, et la prise de son de Marion Schwebel est confondante de naturel et de précision. Si l’écoute au casque révèle quelques très légers et rares bruits de pédale, elle permet surtout une immersion dans le son absolument captivante.

Le premier volume commence par les sept Gnossiennes, rassemblées alors qu’elles ont été publiées séparément et sur plusieurs années. Malgré un état d’esprit commun, fait d’une certaine nonchalance, elles sont de caractères et de rythmes divers, et leur écoute intégrale se révèle tout à fait plaisante. Noriko Ogawa s’y montre d’une grande élégance, met en valeur avec beaucoup de retenue les petites surprises harmoniques ; il y a assurément dans son jeu un chic flegmatique qui sied parfaitement ici. 

Il se termine par les trois célèbres Gymnopédies. Ici, l’on sent que Noriko Ogawa craint de paraître trop sentimentale et larmoyante. Elle ne s’appesantit pas dans ces pièces tristes et douloureuses ; chaque note est marquée, et les nuances ne descendent pas en-deçà d’un niveau d’écoute assez confortable. On peut aimer cette distance... ou regretter un manque de tension émotionnelle.

Entre les deux, les fameux et courts (entre 3 et 6 minutes) triptyques aux noms étranges, surréalistes, mystérieux, ironiques (Chapitres tournés en tous sens, Avant-dernières pensées, Croquis et agaceries d’un gros bonhomme en bois, Sonatine bureaucratique, Embryons desséchés, Descriptions automatiques, Heures séculaires et instantanées, Les trois valses distinguées du précieux dégoûté) qui ont fait la gloire de Satie, au risque de nous détourner de leur contenu purement musical qui est pourtant bien l’essentiel. Et Noriko Ogawa ne le perd pas de vue. On admire sa virtuosité, sa capacité à faire ressortir certaines lignes, le respect des dynamiques, une articulation infaillible, son utilisation de la pédale et sa science de la résonance... Pas vraiment d’humour (en réalité plus rare que ce que les titres peuvent laisser penser) dans cette interprétation, mais tout reste vivant et coloré.

Au milieu de tout cela, comme de petites respirations, quelques pièces plus populaires. Noriko Ogawa n’y met pas la gouaille que n’aurait sans doute pas reniée Satie, mais on sent bien le plaisir qu’elle prend.

Le deuxième volume commence par le Prélude de La porte héroïque du ciel, et plus tard dans le CD on trouve d’autres pièces que, pour aller vite, nous pourrions qualifier d’« ésotériques » : les trois Sonneries de la Rose-Croix et les Trois préludes du Fils des étoiles. Dans ces œuvres aux rythmes simplissimes, presque statiques, Noriko Ogawa est parfois peut-être un peu trop concrète ; on pourrait imaginer plus d’introspection, voire de mysticisme. Bien qu’elles n’aient pas formellement cette intention ésotérique, nous retrouvons un état d’esprit finalement assez proche avec la lenteur obsédante des trois Sarabandes.

Les changements brusques d’humeur et l’extraordinaire variété d’écriture des vingt-et-une miniatures de Sports et divertissements, que l’on pourrait comparer à des haïkus, conviennent parfaitement à la pianiste japonaise. Elle est aussi impeccable dans les deux séries des Préludes flasques (pour un chien), qu’ils soient Véritables ou non.

Le reste du CD est consacré aux triptyques « enfantins ». On se prend à imaginer que c’est avec ces délicieuses très courtes pièces que Noriko Ogawa a appris à jouer du piano, et que c’est la lecture de toutes les indications tellement imagées qui lui a donné le goût de Satie !

Le troisième volume est très particulier. Une seule œuvre : Vexations. C’est une pièce très courte (trois lignes : une basse seule, assez tortueuse, et deux réalisations à trois voix dont la seule différence consiste à inverser les hauteurs des deux voix ajoutées), rythmiquement très simple, harmoniquement plutôt sommaire. Mais l’extravagante particularité de cette œuvre, c’est qu’il faut la jouer 840 fois de suite ! Ce qui fait un certain nombre d’heures (en moyenne, et parce que c’est assez symbolique, nous dirons 24 ; dans les faits, selon les interprétations -car il y en a eu, et assez nombreuses-, cela a été de 10 à 35).

Le compositeur indique : « Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses. » En effet, on voit mal comment se lancer dans une telle performance sans une solide préparation mentale. Le deuxième mot est très important : pour se jouer. Ainsi, on peut tout à fait imaginer que le but n’était pas tant de permettre à des auditeurs d’entendre cette pièce (Satie, qui considérait que « l'artiste n'a pas le droit de disposer inutilement du temps de son auditeur », n’a semble-t-il jamais rien fait pour la faire jouer), mais plutôt qu’elle était, pour l’interprète lui-même, comme une immense prière, ou une longue pénitence, ou une conséquente méditation, ou une transe démesurée, et peut-être bien d’autres choses encore. Quelques données du contexte de sa composition peuvent donner des pistes.

Satie perd sa mère quand il a six ans. Élevé par ses grands-parents, il a douze ans quand il perd sa grand-mère. Ses premiers émois amoureux lui valent des réprimandes de la part de son père et de sa belle-mère (toujours flanquée de sa propre mère). Il a vingt-six ans quand il entame, avec la belle et sensuelle Suzanne Valadon, une ancienne trapéziste et modèle devenue peintre, la seule liaison qu’on lui connaisse. L’aventure se termine avec éclat au bout de six mois. Dès lors, il mène une vie de célibataire, entre musique, alcool et charité de ses amis. Quelques années plus tard, il emménage à Arcueil, où il vivra plus d’un quart de siècle dans un logement misérable, où jamais aucun visiteur n’entra, et qu’on retrouvera dans un état de saleté et de désordre épouvantables à sa mort. C’est à la suite de cette rupture sentimentale qu’il écrit Vexations

Mais c’est aussi à la suite d’une toute autre rupture. Satie était alors dans une période d’intense mysticisme. Il était un adepte des Rose-Croix, une fraternité quelque peu occulte née presque trois siècles plus tôt et qui retrouvait alors un regain d’activité, sous l’impulsion de Joséphin Péladan. Satie devait rompre avec lui en 1892, pour fonder sa propre chapelle, l’Église métropolitaine d’art de Jésus-Conducteur, dont il était le seul membre.

Y a-t-il un rapport entre ces Vexations et ces ruptures ? Ce titre a-t-il une autre signification ? L’explication est-elle dans l’écriture, qui peut sembler inutilement complexe et incohérente avec des notes visuellement au-dessus d’autres alors qu’en réalité elles sont plus graves ? Nul ne peut répondre de manière tranchée.

Enregistrer cette pièce est une sorte de non-sens, à bien des points de vue. Néanmoins, il est légitime, notamment dans le cadre d’une intégrale, de vouloir en laisser une trace. Noriko Ogawa fait le choix de lui consacrer tout un CD, en étendant sa durée au maximum possible techniquement, et en jouant le motif 142 fois. Dans le texte de présentation, elle précise qu’elle a, « dans le but d’inclure le plus grand nombre possible de variantes des harmonisations d’accords sur un seul disque, choisi d’interpréter [sa] version des Vexations d’une manière qui peut sembler controversée aux puristes, tant en ce qui concerne les tempi que la configuration de la musique. » En effet, elle joue à une vitesse sensiblement plus rapide que la plupart de ses confrères. 

Par ailleurs, elle fait un choix en contradiction avec les indications de Satie, puisqu’elle réserve la manière préconisée par Satie (revenir à la basse seule après chacune des deux harmonisations) seulement deux fois : à la toute première et à la toute dernière présentation. De sorte que les 140 autres présentations ne sont que les deux lignes des parties harmonisées, au lieu des quatre prévues par Satie si l’on revient à chaque fois à la basse seule.

Noriko Ogawa fuit donc l’uniformité. Les changements ne sont pas toujours immédiatement perceptibles : crescendos ou diminuendos assez progressifs, dynamiques légèrement différentes, pédale plus ou moins marquée. Mais ils sont parfois très nets : jeu staccato (variations 11, 34, 131), subito forte (55), temps puis contretemps accentués (99 et 100), changements subits de vitesse, dans le sens de la vitesse (113 à 115) ou de la lenteur (118 à 121). De fait, tout cela est savamment dosé. Mais cela semble aussi très maîtrisé. Ce n’est pas forcément le but recherché, et probablement pas ce qu’éprouvent ceux qui ont tenté l’expérience de jouer pour de vrai 840 fois cette pièce (il y a même des spécialistes, tels Rober Racine et Thomas Bloch dans les années 1970 et 80, et surtout Nicolas Horvath ces dernières années).

Il existe deux enregistrements réellement intégraux de ces Vexations, tous deux disponibles en téléchargement : Alessandro Deljavan (OnClassical), avec un tempo aussi rapide que Noriko Ogawa, en un peu plus de 14 heures ; et Jeroen van Veen (Brilliant), avec un tempo plus habituel, en près de 24 heures. C’est probablement avec cette version que l’on peut, le mieux, se faire une idée de l’expérience, à défaut de la vivre vraiment. Certains (Alan Marks, Stephane Ginsburg, Reinbert De Leeuw) ont aussi fait le choix de n’enregistrer qu’un seul disque, en précisant le nombre de fois qu’il faut l’écouter en entier pour arriver aux 840 présentations. 

Avec ces deux premiers volumes, Noriko Ogawa ne nous livre peut-être pas le Satie le plus sensible et poétique que l’on puisse imaginer, mais un Satie solidement charpenté, plein de verve et d’énergie, et nul doute qu’elle serve ainsi avec justesse ce compositeur décidément hors du commun. Le troisième volume étant tout à fait à part, nous ne l’avons pas considéré pour « noter » ce début d’intégrale.

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8 

Pierre Carrive

 

 

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