Noriko Ogawa poursuit son intégrale Satie

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Erik Satie (1866-1825) : Vol. 4 : « Relâche & Cinéma » (Mercure ; La Belle Excentrique ; Les pantins dansent (deux versions) ; Prélude de « La mort de Monsieur Mouche » ; Sept Toutes Petites Danses pour le « Piège de Méduse » ; Jack in the Box ; Relâche, avec Cinéma en entr’acte) - Noriko Ogawa, piano. 2021. 73’16. Livret en anglais, en allemand et en français.  BIS. BIS-2335 

Erik Satie (1866-1825) : Vol. 5 : « Ésoterik Satie » (Prélude d’Éginhard ; Pièces froides ; Nouvelles pièces froides ; Prélude du Nazaréen (en deux parties) ; uspud ; Danses gothiques ; [Sans titre, peut-être pour la Messe des pauvres] ; Trois Harmonies ; Prière ; Leitmotiv du « Panthée » ; Fête donnée par les Chevaliers Normands en l’Honneur d’une jeune Demoiselle (XIe siècle) : Ogives ; [Pièce Rose+Croix sans titre – Marche]- Noriko Ogawa, piano. 2022. 76’04. Livret en anglais, en allemand et en français. BIS. BIS-2345 

Après deux albums non thématiques, puis un troisième consacré exclusivement aux Vexations, voici les quatrième et cinquième, qui couvrent des aspects particuliers de la musique d’Erik Satie : « Relâche & Cinéma » et « Ésoterik Satie ».

Tout d'abord, donc, le Volume 4, avec des œuvres composées pour la scène. La pianiste explique ce choix dans un entretien accordé à Crescendo-Magazine : « Satie a toujours eu une passion pour l’espace créatif du music-hall, en particulier avec celui animé par l’esprit parisien de son temps. De plus, la musique de théâtre est une partie très importante de sa vie créative. Le programme de cet album est, je pense, un menu musical que Satie aurait pu aimer ! J'espère que ce disque donne l'impression de nous immerger dans cet univers musical et temporel. »

On y trouve, outre quelques très courtes (une ou deux minutes) pièces (dont le Prélude, l’Entr’acte et le Final qui encadrent chacun des deux actes de la pantomime de 1899 Jack in the Box), le ballet Mercure (1924), sous-titré « poses plastiques en trois tableaux », et qui consiste en treize danses dont la plupart durent une minute ou moins. Et, annoncé par le titre de l’album, les quarante minutes du « ballet instantanéiste » Relâche (1924), avec son entr’acte prévu pour la version piano et que le compositeur a intitulé Cinéma.

Il s’agit, dans tout cet album, d’une musique particulièrement savoureuse, pleine d’esprit et de clins d’œil, avec par exemple des thèmes populaires déformés. Satie s’y montre, une nouvelle fois, en avance sur son temps : il est l’un des premiers à être influencés par la musique américaine, et avec certaines de ces pièces on peut le considérer comme un précurseur du surréalisme et de la musique répétitive.

Le piano joué par Noriko Ogawa est toujours aussi enthousiasmant : c’est un Érard de 1890, qui nous avait déjà ébloui, et qu’elle met magnifiquement en valeur, avec des registres très bien équilibrés, une articulation toujours bien claire, et un travail fort abouti sur la pédale et les résonnances.

Cependant elle s’y montre, selon nous, moins convaincante que dans les albums précédents. Elle est toujours très active, et par moments nous aimerions plus de nonchalance, de laisser-aller. Il faut avoir la partition sous les yeux pour deviner les indications « caressant », ou « souple », par exemple. Les nuances piano ne restent en général pas assez longtemps, les crescendos et les diminuendos sont souvent anticipés, et les accélérés et ralentis qui sont indiqués sont couramment exagérés. Il en résulte une lecture qui manque de subtilité et de second degré.

Dans Cinéma, l’entr’acte cinématographique de Relâche, Noriko Ogawa fait le choix de respecter la consigne de Satie dans le cas d’un accompagnement du film, qui demandait au pianiste de répéter certaines séquences de 4 ou 8 mesures afin de coller parfaitement au déroulement des images. Il en résulte des moments de réelle musique répétitive avant l’heure : par exemple, entre les mesures 314 et 368, il y a 7 motifs différents, et avec ce parti pris chacun est répété 24 fois avant de passer au suivant (qui, le plus souvent, ressemble fort au précédent). Bien entendu, sans le support visuel, il y a un effet qui n’est pas le même, et qui n’était sans doute pas indispensable, puisque Satie ne l’a pas noté dans la partition, laissant l’interprète réagir au film. Mais au moins, la pianiste agit ainsi avec le souci de l’authenticité.

Il nous semble que ce n’est pas le cas avec le tout début de Relâche, où elle joue l’anacrouse en noires au lieu de croches. Il s’agit pourtant de la tête du thème, qui reviendra comme un leitmotiv tout au long de cette Ouverturette. Il serait tout de même étonnant qu’il s’agisse d’une erreur de lecture, qui aurait échappé à tout le monde. Est-ce un choix interprétatif que de faire attendre la première mesure ? Y a-t-il des éditions où c’était ainsi ? Le débat est ouvert.

Le Volume 5 est astucieusement nommé « Ésoterik Satie », surnom trouvé par Alphonse Allais (rappelons que le compositeur est né « Éric », et que ce n’est qu’à l’âge de dix-huit ans, pour signer sa première composition, qu’il en transforma l’orthographe en « Erik »). C’est une excellente idée que d’avoir réuni les œuvres de la période mystique de Satie (début des années 1890 -dans cet album, seules les Nouvelles pièces froides, de 1907, sont postérieures à 1897), tant cet aspect de sa personnalité est important, et pas toujours mis en avant. Il se montre ici à nouveau en avance sur son temps, car il annonce tout simplement, avec 70 ans d’avance, le courant dit « minimaliste » né aux États-Unis en 1964 ! En 1887, il a vingt ans, il s'installe à Montmartre, et il casse les codes. 

Le « ballet chrétien en trois actes » uspud (1892) est l’une des musiques les plus étranges qui soient. Certaines indications scéniques (sans aucune majuscule) laissent pantois : [uspud] essaie de se broyer la tête, mais les murs reculent et suintent le sang - elle retire le poignard de sa poitrine et l’enfonce dans celle d’upsud, qui entre en extase- quand [upsud] relève la tête, le christ détache son bras droit de la croix, bénit upsud et disparaît -saint cléophème crache ses dents dans sa main- saint japuis, le front ouvert et les colombes s’en échappent, pour s’en tenir aux représentations de corps torturés. Bien entendu, la musique seule ne peut rendre tout cela, et nous sommes assez désemparés face à vingt minutes de musique figée, immuable, mystique...

Les neuf Danses gothiques (sous-titrées « Cultifiements et Coadunations Choristiques » !) de 1893 ne sont ni neuf (les titres apparaissent parfois, de façon tout à fait aléatoire, en plein milieu d’une phrase), ni des danses : le caractère est au contraire immobile, uniforme et lent.

Dans les Pièces froides (dont on cherche en vain, musicalement, la froideur) de 1897, il multiplie les indications pour le pianiste... dont on se demande bien ce qu’il peut en faire comme interprète : D’une manière très particulière – Obéir – Tout entier – Descendre – Se fixer – Ne pas se tourmenter – Fatigué – À sucer – Ne pas trop manger – Cumulativement – Voyez – Du coin de la main – Un peu cuit – N’allez pas plus haut...

Outre de très courtes pièces, cet album contient également le long Prélude du Nazaréen (1892) et les quatre Ogives (1886), que ne renieraient pas les plus glorieux représentants de la musique minimaliste, dont le premier né a vu le jour un demi-siècle après !

Nous retrouvons bien sûr les mêmes qualités instrumentales de Noriko Ogawa, mais aussi les mêmes regrets, même s’ils sont moins préjudiciables ici, dans la mesure où ces textes où il y a beaucoup à inventer (avec, notamment très peu de nuances écrites) s’accommodent mieux de ce jeu plutôt volontaire. Quant à son manque d’abandon, contrairement au Volume 4, il aura probablement ses adeptes ici, avec cette musique que l’on peut trouver fréquemment implacable.

Cette intégrale de la musique pour piano de Satie par Noriko Ogawa, malgré la concurrence, ne sera certainement pas seulement une intégrale de plus. Elle pourrait trouver son aboutissement avec un sixième et dernier CD, que nous attendons donc avec beaucoup d’intérêt.

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 7 – Interprétation : 7 

Pierre Carrive

 



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