Notre Dossier : Serge Sergueïevitch Prokofiev en perspective

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Dernière photo de Prokofiev prise par Nikolina Gora, automne 1952

A l'occasion des 125 ans de sa naissance

Entre Stravinski, qui fit toute sa carrière en Occident et abandonna définitivement la Russie avant la Révolution d’Octobre, et Chostakovitch, enfant du nouveau régime, Prokofiev paraît véritablement coincé entre deux chaises, victime des vicissitudes de l’histoire. Celles-ci le frappèrent de plein fouet, et il ne connut pas la stabilité, même imposée, de son aîné ou de son cadet.
Il est de limpides énigmes, des eaux aux transparences insondables, des simplicités trompeuses. Prenez Serge Prokofiev: il n’est guère de compositeur de ce siècle qui soit plus largement populaire. Il est l’ur d’ouvrages parmi les plus fréquemment joués et enregistrés de la musique tout entière. Enfant gâté de la fortune, il avait conquis ce statut privilégié de son vivant déjà, et il ne l’a jamais perdu.
Et pourtant...
Ce compositeur si célèbre, la musicologie le boude, le dédaigne, voire le méprise. Avant la récente et substantielle biographie de Michel Dorigné (Fayard), aucun ouvrage important ne lui avait été consacré en français, et encore s’agit-il d’une biographie, sans analyses approfondies de sa musique. On n’étudie pas l’œuvre de Prokofiev d’un point de vue esthétique ou analytique, car il n’intéresse visiblement pas les mandarins de la profession. Schoenberg ou Webern ont fait l’objet de moult savantes exégèses, mais ils n’atteindront jamais à la vraie popularité dont jouit l’auteur de la Symphonie classique. Du haut de l’insolence de ses vingt-cinq ans, il avait intitulé ainsi sa première symphonie, sans doute parce qu’elle se réclamait explicitement du modèle de Haydn, mais avant tout, il l’a avoué, dans l’espoir secret qu’elle deviendrait vraiment classique. Et il a gagné son pari!
Parmi les grands compositeurs de son temps, seul Igor Stravinski a gagné sur les deux tableaux: la popularité vraie et le respect des initiés. Et la grande ombre de Stravinski hanta Prokofiev toute sa vie. Immensément orgueilleux, il voulait être le plus grand de tous. Aujourd’hui, entre le “Prince Igor”, son aîné de neuf ans, et la silhouette tragique et déchirée de Dimitri Chostakovitch, son cadet de quinze ans, sa position est singulièrement ambiguë et inconfortable, surtout que depuis la mort de Chostakovitch en 1975, celui-ci en est progressivement venu à occuper une place dans la vie musicale que son œuvre, certes considérable, ne suffit pas à expliquer à elle seule. Quant à Stravinski, du haut de la position inexpugnable conquise par son génie, sans nul doute, mais aussi par l’avantage de ses neuf ans d’aînesse, il déclarait, sourire carnassier en coin, avec sa férocité coutumière: “Prokofiev? Certainement le plus grand compositeur russe vivant... après moi!”.
Entre Stravinski, qui fit toute sa carrière en Occident (même ses tout premiers grands succès, avant la guerre de 1914, furent parisiens) et abandonna définitivement la Russie avant la Révolution d’Octobre, et Chostakovitch, enfant du nouveau régime, et qui ne quitta jamais l’Union Soviétique que pour de très brèves sorties étroitement surveillées, Prokofiev paraît véritablement coincé entre deux chaises, au point qu’il a fallu diviser sa vie en trois phases distinctes, qu’on a automatiquement appliquées à son œuvre, alors que le problème est loin d’être aussi simple.
Certes, Stravinski, exilé permanent, et Chostakovitch, interné permanent, font partie des créateurs, trop nombreux en notre siècle, victimes des vicissitudes de l’histoire. Mais celles-ci frappèrent Prokofiev de plein fouet, et il ne connut pas la stabilité, même imposée, de son aîné ou de son cadet. Stravinski, homme fait et créateur affirmé et glorieux lors de l’éclatement du premier conflit mondial, demeura sa vie durant un grand bourgeois conservateur, enraciné dans une foi orthodoxe inébranlable, réactionnaire au point d’accorder sa sympathie, au moins temporaire, au fascisme mussolinien, et dont on n’imagine pas un seul instant qu’il eût pu supporter de vivre sous le régime soviétique. JOUANT-AUX-ECHECSAprès des débuts précoces et brillants à la faveur de la brève illusion de liberté culturelle des années 1920, durant lesquelles la jeune Union Soviétique parut même favoriser les tendances artistiques les plus avancées, Chostakovitch, bientôt frappé à bout portant par la répression stalinienne, se mura graduellement dans une douloureuse introversion et, tout en donnant des gages apparents à ses persécuteurs, il mena l’existence hautement ambiguë d’un “émigré de l’intérieur”, d’un résistant clandestin présenté comme un monument officiel couvert de prix et d’honneurs par ceux-là même qui le tenaient en laisse. Au prix d’indicibles souffrances physiques et morales (qui dira la part psychosomatique essentielle dans ses maux bien réels?...), il tint bon jusqu’à la fin, mais mourut brisé. Jamais il n’envisagea d’émigrer comme son ami Rostropovitch, car il avait sans doute fini, comme tant de bagnards, par porter à sa geôle un attachement masochiste, et probablement était-il trop abîmé par l’oppression pour pouvoir tirer parti d’une hypothétique liberté, voire simplement la gérer. Ce fut précisément ce moment du premier grand déchaînement de la tyrannie stalinienne, bientôt suivi des procès monstres et des purges (car ces régimes ne sauraient avoir de fonctions digestives spontanément réglées, tant ils sont contre nature!) que Serge Prokofiev choisit pour rentrer au pays, au terme de quinze ans d’exil. Manque total de discernement politique? Naïveté incroyable de l’enfant gâté escomptant voir l’U.R.S.S. entière à ses pieds, fêtant le retour du fils prodigue en lui accordant un régime de faveur exceptionnel? Nostalgie viscérale du Russe déraciné loin de sa terre, de ses neiges et de sa langue? Un peu de tout cela, certes. Et lorsque l’étau très vite se resserra, lorsqu’au terme de quelques brèves années de liberté de circulation illusoire, le temps de bien ferrer le poisson, il se retrouva prisonnier dans son pays, il est fort probable qu’il ne comprit jamais très bien ce qu’il lui arrivait.
Ce qui nous mène à soulever cette question grave: grand compositeur, certes, Serge Prokofiev était-il vraiment un homme intelligent? Certes, il était un éminent joueur d’échecs, comme tant de Russes, mais est-ce suffisant pour répondre par l’affirmative?...

Un enfant gâté?

Avec son front immense, accentué par une calvitie précoce, ses gros yeux de myope, sa bouche fortement lippue (tout le portrait de sa mère, la ressemblance est hallucinante), Serge Prokofiev n’inspire pas d’emblée la sympathie, et tant les documents que les témoignages et les lettres confirment plutôt ce sentiment de réserve. Son enfance, protégée, privilégiée par la fortune (précepteurs privés, y compris pour la musique, dans le grand domaine terrien dont son père était le gérant) contraste avec celle, précaire, voire famélique, du petit Chostakovitch dans la Pétrograd révolutionnaire. Le jeune Prokofiev était génialement doué, certes, mais il avait le goût inné du travail acharné, qu’il vivait comme un plaisir, comme un jeu. Et cette conception ludique de l’art et de l’existence, il la conserva toute sa vie. Orgueilleux et autoritaire, tranchant, voire blessant dans ses jugements, ce qui lui attira beaucoup d’ennemis, il demeura l’enfant gâté devant lequel tous devaient céder, très mauvais perdant les rares fois où il dut essuyer un échec.

Stravinsky
Stravinsky

Tyrannique et maniaque, il dut être un époux détestable, mais par contre un père merveilleux pour ses deux fils, car ses défauts même étaient ceux des enfants, que, de la sorte, il comprit admirablement. Le secret de la réussite de Pierre et le Loup tient aussi à cela, et pas seulement à la qualité incomparable de ses thèmes. Cet homme dur, manquant apparemment de cœur, garda toujours sa faculté d’émerveillement devant les richesses de la vie et du monde, qu’il appréciait en gourmet, voire en jouisseur. Mais cet esprit d’enfance ainsi préservé devint aussi une carapace contre les aspects plus déplaisants du monde extérieur et fit de lui le pire des égocentriques. Il ne pouvait concevoir que les choses ne fonctionnent pas selon ses exigences, et prétextait de son génie, dont il était fort conscient, pour exiger que tout plie à sa volonté.

Chostakovitch
Chostakovitch

Durant ses années parisiennes, après des débuts fracassants, il fut graduellement éclipsé par son éternel rival Stravinski et, ne supportant d’autre place que la première, il rentra en URSS où il était persuadé qu’elle lui reviendrait automatiquement. Ses costumes voyants, ses cravates criardes, ses parfums, sa rutilante voiture (et son épouse partageait ses goûts de luxe) détonnèrent vite dans la grisaille de la Russie stalinienne, et la lune de miel fut de courte durée. Par la force des choses, il consentit alors à devenir adulte, et les grandes œuvres conçues à partir de son enfermement dans les frontières de l’empire stalinien témoignent d’une profondeur expressive et d’une émotion nouvelles. De ce point de vue, des pages comme la Sixième sonate pour piano, la Première sonate pour violon ou la Sixième Symphonie témoignent d’une maturité humaine dont il n’eût pas été capable auparavant. Est-ce à dire qu’elles surpassent les précédentes en valeur artistique? Les avis divergent à ce sujet, et nous voilà replacés devant toute la problématique entourant l’évaluation de la vraie importance de Prokofiev dans la musique de notre siècle.

Une seule priorité: la création

Par l’immense popularité de maintes de ses œuvres dans le grand public du monde entier, il rappelle le cas d’un autre grand compositeur également dédaigné par les musicologues, Antonin Dvorak. Tous deux sont des créateurs spontanés, instinctifs, doués d’une prodigieuse richesse d’invention mélodique leur permettant de multiplier les thèmes à jamais mémorables. Ni l’un ni l’autre n’ont laissé de manifestes ou d’écrits théoriques témoignant d’une quelconque réflexion sur leur art. De plus, contrairement à Dvorak, Prokofiev n’eut jamais le goût de l’enseignement. Son prodigieux talent de pianiste lui servit surtout de gagne-pain, mais la création était absolument prioritaire.
Vers la fin des années 1930, lorsqu’on lui demandait un récital, il refusait en expliquant que sa préparation lui coûterait une demi-sonate! Et de fait il ne se produisit plus en public durant les douze dernières années de sa vie, sauf pour diriger la création de sa Cinquième Symphonie. Il considérait que créer la meilleure musique possible était son seul devoir envers la société (et avant tout envers lui-même) et en cela il rappelle Schubert, autre inspiré pur hors de toute conceptualisation théorique, et qui n’a que récemment attiré l’attention des musicologues de type spéculatif.
Contrairement à Stravinski, et tout comme Dvorak, il fait partie de ceux en l’absence desquels le cours de l’histoire de la musique -lisez l’évolution de son langage- n’aurait sans doute pas été changé. Sauf pour des historiens dialecticiens ancrés dans le mythe du déterminisme historique et du “progrès en art”, cela n’a aucune importance quant à la détermination de la valeur intrinsèque de leur apport au patrimoine musical de l’humanité. Il semble que la musique de Prokofiev survivra à toutes les modes car jamais elle ne tenta de s’y adapter.
Parmi les rares œuvres qu’il écrivit dans un but de compromis avec la “modernité”, trahissant une certaine peur d’être “dépassé”, on ne trouve ni plus de réussites ni plus d’échecs que dans le reste de sa production. Si la Suite Scythe trahit par trop son effort d’égaler le Sacre, sans y parvenir, tant s’en faut, l’âpre et agressive Deuxième Symphonie, que son auteur voulut “faite de fer et d’acier”, demeure un impressionnant chef-d’œuvre, à l’égal de la Troisième, l’une des symphonies les plus intensément dramatiques de son temps, magistrale synthèse des meilleurs idées de L’Ange de Feu. Il s’agit là de deux œuvres des années “parisiennes”.
Avec le recul du temps, la division de son œuvre en trois périodes correspondant aux trois grandes étapes de sa vie (la jeunesse dans la Russie impériale, le séjour en Occident de 1918 à 1933, les années soviétiques) paraît de plus en plus arbitraire et de moins en moins corroborée par l’examen de la musique. Prokofiev fut toute sa vie et simultanément un brise-vitres et un classique.
Dès ses plus jeunes années créatrices, la brutalité “cubiste” du Deuxième Concerto pour piano, de la Suite Scythe, du Joueur ou de Chout coexiste avec la tendresse et le lyrisme éthéré du Premier concerto pour violon ou avec l’étincelante joie ludique de la Symphonie classique.
Les années “occidentales” virent naître les symphonies déjà citées, L’Ange de Feu, l’un des sommets les moins reconnus de l’expressionnisme musical, ou Le Pas d’Acier, mais aussi le truculent et satirique Amour des Trois Oranges, que seul un “enfant” pouvait réussir de la sorte, et le lyrisme serein et décanté du Fils Prodigue et de la Quatrième Symphonie qui en tire sa substance, du moins dans sa première version aujourd’hui presque inconnue.
Assagissement ou nouveau conformisme au retour en U.R.S.S.? C’est bien vite dit! Certainement pas dans le tortueux, le ténébreux Concerto pour violoncelle encore commencé en Occident, chef-d’œuvre fascinant que plus personne ne joue, car à la fin de sa vie Prokofiev lui substitua dans son catalogue la Symphonie concertante, qui en adapte le matériau à des critères plus acceptables par les Staliniens. En vain, d’ailleurs, puisqu’à l’égal de Chostakovitch et de bien d’autres il encourut les foudres de Jdanov, lors des sinistres résolutions de 1948. Les sbires du régime avaient peut-être plus d’intelligence, ou du moins d’intuition que nous ne leur en prêtons aujourd’hui, car il s’en prenaient tout particulièrement à la terrifiante et alors toute récente Sixième Symphonie de 1946-1947, dont le Finale, notamment, constitue une dénonciation de la tyrannie dont Chostakovitch n’égala jamais la virulence.
Tout commence à la manière d’une fête populaire, analogie trompeuse avec le Finale de la symphonie précédente, la rayonnante Cinquième. Mais très vite d’inquiétants martèlements viennent “noyauter” cette allégresse factice, révélant la présence de “commissaires” en civil dissimulés dans la foule. À la fin, dans l’effrayante coda, ils tombent les masques, piétinent sauvagement leurs victimes, et la symphonie se termine par la balafre d’un hurlement.
Comment les Staliniens auraient-ils pu ne pas réagir à pareille gifle? Mais voyez le Finale en apparence plus anodin de la Cinquième. Un petit thème insolent et exaspérant comme un moustique (ou est-ce un sale gamin?) vient interrompre sans cesse la noblesse majestueuse des mélodies célébrant (Prokofiev nous le précise) “la grandeur de l’homme”, et finit par désarçonner l’orchestre dans sa course folle, pour le réduire à un simple quatuor à cordes. Dans l’euphorie éphémère de la victoire proche (l’œuvre date de 1944), l’enfant terrible pouvait encore se limiter à un énorme pied de nez. Deux ans plus tard la chape de plomb était retombée, les plaies ne cessaient de saigner, et la Sixième, cette “Symphonie des lendemains qui font mal”, prêtait une voix aux millions de victimes innocentes, morts et mutilés, ainsi que le compositeur eut le courage de le préciser lui-même, ce qu’il paya bientôt au prix fort.
La période soviétique continua donc elle aussi à faire voisiner les œuvres “difficiles” (nous en avons déjà cité d’autres) et les pages visant à une “noble popularité”. Et cependant, cette hauteur d’inspiration, qui marque Roméo et Juliette, le Deuxième Concerto pour violon, les trois grandes Sonates “de guerre”, Alexandre Nevsky, Guerre et Paix et, sur le mode comique, les irrésistibles Fiançailles au Couvent, ne se maintint pas jusqu’à la fin.

Les oeuvres "soviétisées"

Depuis une chute sur le sol glacé au début de 1945, Prokofiev souffrit gravement d’hypertension et, le cœur atteint, il dut sévèrement limiter son travail créateur. Mais il y avait pire: ayant divorcé de sa première femme, hispano-cubaine d’origine, pour se remarier avec Myra Mendelssohn, librettiste notamment de Guerre et Paix, mais soupçonnée par certains de l’avoir espionné pour le compte du KGB, cette première épouse, de toute manière suspecte aux yeux du régime pour le simple fait d’être étrangère, cessa de bénéficier de la protection de son illustre époux, et fut rapidement déportée dans un goulag d’où elle ne sortit libérée que bien après la mort –simultanée, rappelons cette étrange coïncidence!– de Staline et de Prokofiev. Celui-ci assista à cette horrible tragédie, terrifié et impuissant, et elle hâta certainement sa fin, surtout après le coup de grâce de la Jdanovchtchina.

Avec sa première femme, Lina, qu'il épousa en 1923
Avec sa première femme, Lina, qu'il épousa en 1923

Il jeta alors l’éponge, physiquement et moralement brisé, et c’est sous cet angle qu’il importe de juger les œuvres de ses dernières années, remaniements “soviétisés” de partitions anciennes, comme la Symphonie concertante déjà citée ou la “nouvelle” Quatrième, ou essais de rentrer en grâce, comme la lamentable Histoire d’un Homme véritable, La Fleur de Pierre ou l’ultime, et d’ailleurs charmante Septième Symphonie. Certes, ce n’est pas par elles que Prokofiev maintiendra sa place dans l’histoire. Mais les neuf Sonates, les Sarcasmes, les Visions fugitives et les cinq Concertos feront à jamais la joie des pianistes et des mélomanes, Le Fils prodigue ou Roméo et Juliette celle des amoureux de la danse, et parmi ses huit opéras, sans doute la partie de son œuvre à laquelle il tenait le plus, L’Amour des trois Oranges, L’Ange de Feu, Les Fiançailles au Couvent et l’immense Guerre et Paix, sans doute aussi le juvénile Joueur, sont assurés de résister à l’épreuve du temps. Ajoutons-y les deux Concertos pour violon, la musique de chambre, encore si méconnue, peu nombreuse, mais de haute valeur (notamment les deux Quatuors, mais qui les connaît?), n’oublions surtout pas Pierre et le Loup, et émerveillons-nous devant la diversité (et non le disparate, ainsi que le prétendent ses détracteurs) du cycle des sept Symphonies, l’un des plus importants du vingtième siècle.

Un fil conducteur

Avant de conclure, il faut signaler l’existence d’un étrange fil conducteur secret parcourant toute l’œuvre de Prokofiev, et achevant d’apporter un démenti cinglant à une bien trompeuse impression de simplicité. C’est la permanence d’une présence satanique, d’une obsession démoniaque qui font de lui un authentique contemporain des “décadents” russes du début du siècle, les Scriabine, les Brioussov ou les Kalmakov, auxquels tout l’oppose par ailleurs.
À dix-huit ans, l’une de ses premières vraies réussites pianistiques s’appelle Suggestion diabolique. Et voyez ensuite la sauvage Toccata, le troisième mouvement du Deuxième Concerto pour piano, si proche de la Nuit sur le Mont Chauve moussorgskyenne, le recueil des Sarcasmes, la Suite Scythe, Chout, le tragique du Joueur et l’ironie corrosive de L’Amour des trois Oranges. Puis c’est l’effrayante évocation de Sept, ils sont sept, prémonition saisissante du stalinisme (“ils ferment des pays comme l’on ferme des portes”!). Dans L’Ange de Feu, Satan règne sans partage jusqu’à son triomphe final, et le Scherzo de la Troisième Symphonie reprendra son terrifiant ballet d’araignées. Œuvres “possédées” encore que le mystérieux Concerto pour violoncelle, les Sixième et Septième Sonates. L’esprit du Mal prendra ensuite le visage de fer des Chevaliers teutoniques d’Alexandre Nevsky ou celui des hallucinations du Prince Bolkonsky agonisant dans Guerre et Paix, pour triompher une dernière fois, invaincu, à la fin de la Sixième Symphonie.
Chez quel autre compositeur trouvera-t-on un parcours semblable?... La musique de Prokofiev n’a pas changé le cours de l’histoire? Mais on reconnaît sa “patte” à une simple modulation, à un rythme ou à un tournant mélodique imprévu.
Le mot de la fin sera le plus juste, car venant d’un enfant (on y revient toujours!), son propre fils encore petit. On lui demandait un jour comment son père s’y prenait pour écrire sa musique. “Très simple, d’abord papa écrit de la musique comme tout le monde, et puis il la prokofieffise!”
Qu’ajouter de plus?

Harry Halbreich avec l’aimable autorisation de L’Avant-Scène Opéra

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