Sandrine Piau, soprano multiple

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La fabuleuse Sandrine Piau fait l’actualité avec trois nouvelles parutions qui marquent ce printemps musical :  Haendel, Haydn, Strauss, Berg et Zemlinsky sont à l’honneur avec ce même bonheur musical absolu. Crescendo Magazine rencontre l’une des très grandes artistes de notre époque. 

Vous êtes au cœur de l’actualité des enregistrements avec pas moins de 3 albums dans des répertoires très différents, Haendel, Haydn, Strauss, Berg et Zemlinsky. Cet éclectisme musical est-il une ligne directrice de votre ambition artistique ? 

Je ne sais pas si le mot ambition est le plus juste, mais je suis curieuse par nature. Mon parcours d’étudiante me destinait sans doute aussi à cet « entre deux » au CNSM de Paris. Côté répertoire, je jouais essentiellement des compositeurs du 19e et du 20e siècles.  J’étais particulièrement fascinée par l’école de Vienne, et je ne connaissais rien à la musique baroque jusqu’à ma rencontre déterminante avec Philippe Herreweghe, comme choriste, puis William Christie au CNSM de Paris dans sa classe d'interprétation de la musique ancienne.

L’un et l’autre m’ont fait découvrir ce répertoire que j’aime infiniment… Si j’ai beaucoup chanté Lully, Rameau, Couperin, Haendel, à mes débuts de chanteuse en France, j’interprétais Mozart, Prokofiev, Debussy, Britten sur scène en d’autres contrées ... Aujourd’hui, avec la sortie de l’album « Clair-obscur », je renoue avec des amours de jeunesse omniprésentes tout au long de mon parcours.  Il est vrai aussi que dans la tourmente sanitaire, sociale et culturelle où nous a plongés la Covid, plusieurs disques sortent presque simultanément et mettent l’accent sur cette diversité. 

Avec Didier Martin (directeur d’Alpha Classics), nous avions évoqué l’idée d’une sortie simultanée de la Brockes Passion de Haendel et de « Clair-Obscur », d’assumer ce grand écart entre les époques et les styles. En revanche, d’autres albums comme  « Magic Mozart » avec Laurence Equilbey, le Requiem de Jommelli  avec Giulio Prandi et la Cantate de Bérénice de Haydn avec Giovanni Antonini devaient sortir plus tôt, ou ... plus tard, selon …. Mais ces aléas donnent une image assez juste de qui je suis et de ce que j’aime.

Vous avez enregistré avec Giovanni Antonini la superbe cantate Scena di Berenice de Haydn dont vous livrez une interprétation engagée et bouleversante. Qu’est-ce qui vous touche dans cette oeuvre ? 

La douleur impossible face au deuil !  Je n’ai certes pas une voix très lyrique mais la souffrance est universelle et le drame n’est pas l’apanage des grandes voix.  C’est la souffrance de Bérénice qui m’émeut avant tout.  Cette cantate a été interprétée par des voix très différentes. Si j’ai pu y ajouter la mienne, c’est grâce à Giovanni Antonini et son orchestre magnifique « il Giardino Armonico » qui ont ciselé les nuances à l’infini.  Quel cadeau !

Un autre album vous présente dans des lieder avec orchestre de Berg, Zemlinsky et Strauss, dont les légendaires quatre derniers lieder. Cette partition de Richard Strauss est l’une des œuvres vocales les plus illustres, marquée par les chanteuses les plus légendaires du XXe siècle. Est-ce que certaines interprétations de ce chef d'œuvre sont des modèles pour vous ? 

Des modèles tellement inégalables que je me suis sentie autorisée à creuser mon propre sillon ... Le timbre de Margaret Price me touche intrinsèquement. Peu importe ce qu’elle chante ! J’ai évidemment adoré ses Quatre derniers lieder de Strauss. Renée Fleming et Lucia Popp me touchent également beaucoup.  En citer une, c’est en oublier tant d’autres.  Mais au final c’est la version de Soile Isokoski avec Marek Janowski qui, musicalement, me parle le plus aujourd’hui.  Les tempi sont fluides, sans emphase inutile, j’aime cet élan, cette légèreté retrouvée dans l’opulence de ce cycle.

A l’écoute de cet album, il nous apparaît qu’avec Jean-François Verdier au pupitre de son orchestre Victor Hugo, vous défendez l'optique d’un dialogue chambriste entre la voix et l’orchestre. Ce parti était-il d’emblée délibéré ou s'est-il imposé lors de la préparation de la session ? 

C’est justement à l’écoute de l’interprétation de Soile Isokoski que j’ai commencé à imaginer pouvoir interpréter ce cycle.  C’est la référence que j’ai donnée à Jean-François Verdier, et rien n’aurait été possible s’il n’avait pas adhéré à cette approche chambriste. Ma voix reste fine pour ce répertoire et il fallait une vraie rencontre musicale avec lui et l’Orchestre Victor Hugo pour que ce rêve devienne réalité.

De Strauss, vous aviez déjà enregistré quelques lieder en version piano/chant. Qu’est-ce l’orchestre apporte au dialogue entre la voix et le chant ? 

Poser sa voix sur un orchestre est très différent. Curieusement, certaines textures orchestrales (les cordes entre autres) permettent de flotter dans des nuances infiniment élégiaques qui sont parfois difficiles à obtenir avec un instrument solo qui doit préserver son propre timbre, alors qu’un pupitre peut renoncer à son individualité pour produire un son très « neigeux ».

Vous êtes également soliste d’un nouvel enregistrement de la Brockes Passion de Häendel. Depuis quelques années, cette œuvre est très régulièrement proposée au disque et au concert. Qu’est-ce qui fait son succès ? 

Que l’on soit croyant ou non, le récit est d'une force inouïe. Charnel, incarné, il donne aux protagonistes une humanité qui nous touche. C’est peut-être là, le secret ?  Je ressens aussi cet élan dans les Passions de Bach qui sont données chaque année. 

Ce n’est que justice que la Brockes Passion de Haendel trouve sa place parmi celles-ci, d’autant qu’elle montre un autre visage de Haendel.  On sent son attachement particulier à ce texte allemand, sa langue natale, et à son propos.  A l’opéra, le livret n’est souvent pour lui qu’un prétexte pour offrir les plus beaux airs aux grands chanteurs de l’époque.  Prétexte magnifique, s’il en est ! Ici, point de concession ! Dans les deux cas, le talent de Haendel triomphe. 

La période actuelle est très éminemment difficile et compliquée. Dans ce cadre, quel est le sens pour vous de voir paraître ces enregistrements, concrétisation du travail artistique ?  

Le disque grave un instant fugace de notre vie et prend vie lui-même, une année après.  "Clair Obscur" a été enregistré en mars 2019, puis tout s’est arrêté.  Le disque est un lien précieux, un peu magique… temps suspendu.  Il est le reflet de ce que nous avons été, il permet d’avancer, de garder un cap dans ces moments difficiles dont on peine à définir les contours et par là même, nos propres contours, un fil d’Ariane…

Crédits photographiques :  Sandrine Expilly

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot 

Sandrine Piau et l’alchimie du Clair-Obscur

Une émouvante Brockes-Passion de Haendel par Jonathan Cohen

Intégrale des Symphonies de Haydn par Il Giardino Armonico : volume 9

 

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