"O namenlose freude !"

par

Malin Byström (c) Peter Knutson

Ludwig van Beethoven
Fidelio
Joie sans nom, en effet, après cette magnifique interprétation concertante du chef-d'oeuvre de Beethoven. Attention, il s'agit ici d'une version sur instruments anciens : le Cercle de l'Harmonie et le Choeur de chambre "Les Eléments" se portaient garants d'une approche authentique. La partition, dès lors, apparaît bien comme le singspiel qu'elle est, avant que nos grands maîtres de vision romantique ne s'en emparent, tels Furtwängler, Klemperer, Solti ou Karajan. Cela peut déconcerter certains familiers de l'oeuvre, cela en réjouira d'autres. La fougue propre aux "baroqueux", les soudains coups d'éclats des cuivres, l'articulation spéciale des cordes, les curieux mélismes des vents plaisent ou irritent, c'est selon. Tout cela va-t-il au devant d'une interprétation dramatique convaincante ? Voilà l’essentiel. Car, quoi que l’on ait pu médire du livret, Fidelio possède une solide trame théâtrale, les personnages sont bien profilés, et l'intrigue est tout à fait plausible. Où réside la fascination de cette soirée ? C'est que le public a pu se rendre compte de tous ces aspects non musicaux lors d'une exécution en concert. Etait-ce l'art de Jérémie Rohrer ou de ses remarquables solistes ? Je ne sais, mais la conduite dramatique a parfaitement passé, des premiers entretiens badins entre Marzelline et Jacquino jusqu'au finale hymnique en passant par le célèbre choeur des prisonniers ou les duos tendus entre Florestan et Leonore. Belle prouesse de la direction, malgré, il faut l'avouer, quelques faiblesses instrumentales momentanées de certains cuivres ou un manque de cohésion en début de soirée. Tout s'arrangea par la suite, et il faut souligner le splendide hautbois durant la scène de Florestan en prison, ou les étranges coups de boutoir des contrebasses durant le mélodrame à l'acte II, qui renforçaient l'ambiance de cette scène angoissante entre toutes. Même si Fidelio est un opéra "symphonique", Beethoven oblige, les chanteurs ne sont pas en reste. Comme pour Carmen ou Manon, le rôle éponyme est central : tout repose sur lui. La jeune Malin Byström, que l'on avait pu découvrir et apprécier dans le Guillaume Tell de Rossini dirigé par Antonio Pappano, s'est révélée une Leonore extraordinaire. Très habile, elle passe avec une aisance stupéfiante du cadre badin des premières scènes à un "Abscheulicher !" époustouflant de puissance dramatique, où son timbre soudain sombre a frappé. La scène de la reconnaissance à l'acte II était frissonnante. Ce rôle est en or, elle se l'est approprié petit à petit : une incarnation pleine de superbe ! Elle ira loin, et pourrait envisager Wagner. Autre merveille vocale féminine, Sophie Karthäuser a brillé de tous ses feux en Marzelline : quel enchantement que cette soprano mozartienne reconnue, à présent au service de Beethoven, en soliste enivrante ou en duo avec le gentil Jacquino de Michael Kolvin. Le Rocco de Robert Gleadow a charmé par sa voix lyrique, et le Don Pizzaro d'Andrew Foster-Williams s'est imposé une fois encore : voilà un chanteur brillant, véhément et noir à souhait. Joseph Kaiser, bien dans la lignée authentique, incarnait un Florestan haydnien : on pensait à La Création pour la pureté de la ligne vocale. Mention spéciale à un ministre deus ex machina (Don Fernando), qui a certes peu à faire, mais l'a très bien fait, avec un timbre de bronze tout à fait adéquat, et même impressionnant : bravo à Mischa Schelomianski. Un dernier mot concernera les choeurs "Les Eléments", qui ont souvent évoqué l'ambiance de cette Flûte enchantée que Beethoven admirait si fort. Un Fidelio fidèle donc à sa filiation de "singspiel" et dominé par la prodigieuse théâtralité de Malin Bylström. Décidément, La Monnaie réussit parfaitement ses opéras en concert : d'Otello à Guillaume Tell puis à ce Fidelio, la courbe est magnifiquement ascendante !
Bruno Peeters
Bruxelles, La Monnaie, le 11 juin 2014

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