Paavo Järvi et la Neuvième de Bruckner : une solennelle hauteur de vue
Anton Bruckner (1824-1896) : Symphonie n° 9 en ré mineur, WAB 109, version originale Tonhalle-Orchester Zürich, direction Paavo Järvi. 2023. Notice en allemand, en anglais et en français. 60’ 45’’. Alpha 1068.
Un peu d’histoire musicale pour commencer. La notice de Franziska Gallusser explique qu’en 1903, Richard Strauss fut le premier à diriger en Suisse une symphonie de Bruckner, la Troisième, avec le Tonkünstler-Orchester Berlin. Le Bernois Volkmar Andreae (1879-1962) lui emboîta rapidement le pas, faisant entendre, en 1907, la première audition suisse de la Neuvième. C’était déjà avec le Tonhalle-Orchester Zürich, dont il était le chef titulaire. Andreae fit connaître d’autres symphonies de Bruckner au public helvète ; il laissera à la postérité une mémorable intégrale, accompagnée du Te Deum, gravée en 1953 avec le Symphonique de Vienne (un coffret Music & Arts, 2009), que les brucknériens passionnés ont thésaurisée.
Après Andreae, à partir des années 1950, d’autres chefs de stature internationale (Bruno Walter, Herbert Blomstedt, Kent Nagano) ont dirigé la formation zürichoise dans cet ultime message symphonique. C’est donc en accord avec une tradition que le directeur musical, l’Estonien Paavo Järvi (°1962), en propose une gravure effectuée en septembre 2023. Il avait enregistré une première fois ce monument en 2008, avec l’Orchestre de la Radio de Francfort (RCA), dans un minutage global un peu plus large. Ce nouvel album vient s’ajouter aux versions réalisées par Järvi, déjà pour Alpha, des Septième et Huitième. Une note de Järvi précise que le Tonhalle-Orchester a une compréhension intuitive de ces œuvres, la profondeur sonore et le sens du tempo nécessaires pour les jouer.
Le Feierlich, misterioso, entamé dans une mise en condition intime appropriée, va atteindre ses réelles proportions de grandeur, de solennité et de majesté grâce à une maîtrise des forces en présence et un équilibre des masses très étudié, qui cisèle les détails. S’y ajoutent une capacité de souffle qui laisse la place à des respirations qui relancent l’élan, une progression dramatique impressionnante et, surtout, une puissante expressivité, jamais démonstrative, qui va conduire vers une conclusion inexorable, au tempo élargi en forme d’apothéose, avec des accents majestueux qui ouvrent sur l’infini. Difficile de résister à cette hauteur de vue et au total investissement des pupitres, qui dominent avec ferveur l’architecture sonore.
Harry Halbreich définissait le Scherzo comme un gouffre dantesque, un enfer où se tordent ceux qui ont refusé l’espérance (cité par Jean Gallois dans son ouvrage sur Bruckner, paru au Seuil en 1971). L’option de Paavo Järvi concrétise cette course folle et ce chaos rythmique que maints commentateurs n’ont pas manqué de rapprocher des scansions du futur Sacre du printemps. On adhère à cette glaçante apocalypse, reflet des tourments intérieurs qui devaient agiter le compositeur au moment de l’écriture. Cette bonne dizaine de minutes, qui frôlent l’anéantissement de manière implacable et cernent les angoisses les plus profondes, prépare de façon magistrale l’Adagio que l’on attend, ce poignant « adieu à la vie » qui doit étreindre le cœur et l’âme de l’auditeur, tant la spiritualité y est concrétisée.
C’est là que, soudain, on hésite, avant d’éprouver une légère déception au cours de ce Langsam, feierlich ; le bouleversant message est privé d’une partie de son intériorité douloureuse, celle que Bruckner estimait digne d’être dédiée au Bon Dieu. La beauté plastique, bien présente, n’est pas concernée, mais on se surprend à ne pas être ravagé par une émotion que l’on escomptait plus intensément déchirante. C’est affaire de sensibilité peut-être, mais la frustration est là, si minime soit-elle. Malgré cette réserve, somme toute subjective, la gravité de l’interprétation offre à la conclusion sa part d’apaisement et de sérénité confiante.
On sait que Bruckner ne put mener à bien le dernier mouvement de cette Neuvième, dont il avait entamé la composition en 1887, les trois premiers étant achevés en 1894. D’aucuns estimeront que, comme d’autres chefs l’ont fait avant lui, ce final non terminé aurait pu être inclus au présent projet. Järvi en justifie l’absence : les trois mouvements existants ont tant de force, d’expressivité et de densité qu’il n’y a rien à ajouter. Dont acte !
La discographie est riche en versions de haute élévation. Celle de Paavo Järvi fait honneur au bicentenaire qui va bientôt s’achever et trouve une belle place dans un palmarès d’où émergent notamment Furtwängler, Jochum, Karajan, Abbado, Mehta, Haitink, Harnoncourt et quelques autres, dont Celibidache, hors normes. Mais pourra-t-on un jour dépasser la sublime vision de Carlo Maria Giulini à la tête de la Philharmonie de Vienne (un live de 1988, DG), qui entraîne l’auditeur dans un monde mystique où règne l’Absolu ? Ou oublier, sur le plan de l’image, avec le même orchestre, fin février 1990, Leonard Bernstein, six mois avant sa disparition (DVD EuroArts, 2006) ? Lorsque l’Adagio s’achève, dans le regard habité et déjà épuisé de cet immense chef, l’ombre de la mort qui l’attend rejoint Bruckner dans son silence éternel.
Son : 8,5 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix