Schoenberg et Fauré, deux approches de Pelléas et Mélisande par Paavo Järvi
Arnold Schoenberg (1874-1951) : Pelléas et Mélisande, op. 5. Gabriel Fauré (1845-1924) : Pelléas et Mélisande, op. 80. Orchestre symphonique de la Radio de Francfort, direction Paavo Järvi. 2012 et 2014 (Fauré). Notice en allemand, en anglais et en français. 58’ 55’’. Alpha 1058.
Dans l’ouvrage qu’il a consacré à Arnold Schoenberg dont il a été le disciple (Seuil, 1969), le chef d’orchestre, compositeur et pédagogue René Leibowitz (1913-1972) s’étonnait que le Pelléas et Mélisande de 1902/03, qui contient quantité d’innovations mélodiques et harmoniques et aussi, bien entendu, de nouvelles acquisitions orchestrales (parmi lesquelles le célèbre glissando des trombones), soit plutôt négligé et occulté par l’opéra de Debussy. Leibowitz estimait absurde une comparaison entre les deux œuvres, vu leurs différences évidentes. Il concluait en disant être fermement convaincu de ce que, un jour, l’opus 5 de Schoenberg trouvera sa place au sein du répertoire symphonique. Cette remarque permet de faire le point. Leibowitz peut être rassuré : le Pelléas et Mélisande du Viennois figure à l’affiche de concerts, et des baguettes célèbres ont assuré sa pérennité discographique, de Barbirolli à Thielemann ou Zinman, en passant par Böhm, Boulez, Craft, Horenstein, Karajan, Mehta ou Nott. Paavo Järvi vient s’ajouter à cette liste non limitative, grâce à une gravure qui compte déjà près de douze ans d’âge, puisqu’elle a été fixée en octobre 2012. Le délai d’attente en valait la peine.
C’est sur la suggestion de Richard Strauss, avec lequel il entretenait des relations amicales, que Schoenberg s’intéressa à l’œuvre de Maeterlinck. Mais plutôt qu’un opéra auquel le Bavarois pensait, le Viennois préféra adopter la forme du poème symphonique de longue durée (quarante-cinq minutes), qui suivrait avec fidélité l’intrigue de la pièce du futur Nobel belge. Il le composa entre juillet 1902 et février 1903, et le créa lui-même à Vienne le 26 janvier 1905. La première du drame lyrique de Debussy avait eu lieu le 30 avril 1902. La notice d’Adam Gellen pense qu’au moment de l’écriture, Schoenberg ignorait l’existence de la première représentation de l’opéra homonyme. Encore dans sa période postwagnérienne, il construisit un édifice orchestral foisonnant et impressionnant, avec pléthore d’instruments, dont 18 cuivres, qui confèrent à la partition une formidable densité sonore, les personnages principaux de l’action étant symbolisés par la trompette pour Pelléas, le cor pour Golaud et le cor anglais pour Mélisande.
Alban Berg a tenté, de façon hasardeuse, de voir dans la partition la structure d’une symphonie, avec son introduction qui situe le lieu et les protagonistes, la force de Golaud et la naissance de l’amour chez Mélisande, puis un scherzo tripartite au sein duquel la rencontre entre les deux jeunes gens, les épisodes de la tour, des souterrains et de la jalousie sont inclus. C’est ici qu’intervient le fameux glissando de trombones. Les deux dernières parties sont centrées sur la scène d’amour, le meurtre perpétré par Golaud, la fuite de Mélisande et sa mort. Toute l’action est ainsi résumée dans un contexte romantique fin de siècle où voisinent leitmotivs et caractérisation des personnages. La tentation expressionniste n’est pas loin, et certains interprètes s’y sont complus. À la tête des musiciens de la Radio de Francfort, Paavo Järvi préfère le dosage, la fluidité et la clarté des lignes, parfois même avec une âpreté dépouillée, y compris dans les moments les plus dramatiques ; il souligne avec justesse les innovations esthétiques introduites par le compositeur et l’originalité qui en découle. Il injecte à la complexité orchestrale toute la séduction qu’elle peut offrir, entre énergie et subtilité.
Ce même terme de subtilité est tout à fait en situation dans la suite symphonique de Fauré, tirée de la musique de scène destinée à la traduction anglaise, à Londres, de la pièce de Maeterlinck, en 1898. Pris par le temps, Fauré en confia l’orchestration à Charles Koechlin, avant d’en peaufiner un peu plus tard (publication en 1901) trois moments, auxquels il ajouta la Sicilienne, qui en est le fleuron, symbole de l’amour entre Pelléas et Mélisande. Dans cet enregistrement réalisé en janvier 2014, Järvi et ses Francfortois explorent toute l’expressivité d’une histoire tragique, entre lyrisme délicat et chatoiements
Ce très bel album est un splendide hommage rendu à deux facettes musicales du chef-d’œuvre de Maeterlinck et va rejoindre en termes de qualité le rang de tête de la discographie.
Son : 9 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix