Pages chorales de Rautavaara et Aho : un univers de subtilité aérienne

par

Joy & Assymetry. Einojuhani Rautavaara (1928-2016) : Die erste Elegie ; Unsere Liebe ; Ave Maria ; Elämän kirja (Un Livre de vie). Kalevi Aho (°1949) : Kolme laulua Mawlana Rumin runoihin (Trois chants sur des poèmes de Rumi) ; Ilo ja epäsymmetria (Joy and Asymmetry). Chœur de chambre d’Helsinki, direction Nils Schweckendiek. 2021/22. Notice en anglais, en finnois, en allemand et en français. Textes en langue originale, avec traduction anglaise. 68’ 27’’. BIS-2692.

Peu de jours après le décès de Kaija Saariaho, survenu le 2 juin 2022, le Chœur de chambre d’Helsinki proposait, sous le label BIS, un programme consacré à sa musique chorale et intitulé « Reconnaissance ». Nous avions mis en évidence, le 11 août 2023, notre éblouissement face aux œuvres de la compositrice et à leur interprétation. Le nouvel album de la formation finlandaise, fondée en 1962 mais dont le nom actuel ne date que de 2005, Nils Schweckendiek en étant le directeur musical depuis dix-sept ans, nous plonge dans d’autres univers nationaux, ceux de Rautavaara et de Aho, le premier ayant été le professeur en composition de l’autre à l’Académie Sibelius de la capitale. Ces deux figures majeures de la musique de leur pays ont suivi une même évolution : une phase néo-classique, suivie d’une liberté stylistique, pour aboutir à un langage personnel, aux accents souvent néoromantiques, parfois avec un parfum de dodécaphonisme, pour Rautavaara, alors que Aho se révèle plus incisif et plus postmoderne. L’audition du présent album démontre que le couplage des deux inspirations se révèle judicieux. En termes de minutage, il accorde à Rautavaara deux tiers du programme, ce qui se conçoit lorsque l’on sait que ce natif d’Helsinki a inscrit à son catalogue plus de 70 œuvres chorales, alors que, dans le cas de Aho, prolifique dans le domaine symphonique et surtout concertant, on ne recense que peu de pages chorales, les deux ici présentes étant les plus importantes. 

Quatre partitions de Rautaavara sont proposées ; elles sont significatives d’une inspiration qui s’étale sur une moitié de siècle. Ce compositeur, qui a cultivé une vaste érudition littéraire pour des auteurs de langues différentes, n’a jamais caché son attrait pour la poésie de Rainer Maria Rilke. Die erste Elegie, qui ouvre le programme, date de 1993 et met en musique la première des Élégies de Duino, œuvre maîtresse de l’écrivain autrichien né à Prague, écrite en allemand de 1912 à 1922. Une atmosphère poético-dramatique met en évidence la figure de l’ange, plus mythologique que religieuse, qui émerge d’un contexte choral éthéré. 

On retrouve Rilke, pour conclure l’album, en tête de l’étonnant Elämän kirja, avec un poème sur l’enfance. Ce cycle de huit chants associe, chaque fois en langue originale, des textes de Paul Éluard (L’amoureuse, hymne sublime dont le premier vers, Elle est debout sur mes paupières, ouvre un monde sur l’être en souffrance), Baudelaire (La mort des pauvres), Stefan George, James Broughton ou Emily Dickinson, l’ensemble se clôturant par le Song of Myself de Walt Whitman, qui est une autocélébration. C’est un ensemble admirable, composé en 1972 et révisé en 2012, qui évoque des étapes de la vie humaine sur un mode profondément émotionnel, dans un climat global décrit par Rautavaara lui-même comme doux et poétique, même lorsque la musique est dramatique. Le tout baigne dans une chaleureuse ambiance, très prenante. 

Un bref Ave Maria, d’une grande pureté, écrit en 1957 pour chœur d’hommes, révisé en 2012 pour chœur mixte, date de l’époque dodécaphonique de Rautavaara. On se laisse envahir par ces accents spirituels que l’on retrouve, transposés dans un contexte amoureux, dans Unsere Liebe (2010), pour chœur mixte, sur des poèmes traduits en allemand du Finlandais Lassi Nummi (1928-2012), un exact contemporain du compositeur. 

Tout au long du parcours, on est fasciné par une aura de légèreté, de souplesse et de fluidité qui émane de ces pages inspirées, interprétées avec une juste homogénéité par des chœurs investis, riches en transmission affective. Les deux cycles de Aho, natif de Forssa, petite cité du sud de la Finlande, en bénéficient autant que ceux de son aîné. Joy and Asymmetry (1996), choisi comme intitulé du présent album, est un cycle de sept mélodies sur des poèmes d’un compatriote, Mirkka Rekola (1931-2014), l’un des principaux représentants du modernisme finlandais. Les textes sont concis et évoquent des impressions contraires et mystérieuses, qui combinent lyrisme, contemplation, abstraction ou expansivité. La brièveté des sept pièces en accentue le côté concentré, avec, pour les chœurs, des nécessités d’adaptation successive. Plus longues, les Trois mélodies sur des poèmes de Mawlana Rumi, un poète persan du XIIIe siècle, chantent un amour qui peut être aussi bien profane que religieux, comme le suggère Kimmo Korhonen dans sa notice bien documentée. Des notes de percussion (des cloches) ajoutent une part de délicat mystère à ces moments discrets.

Ces très belles œuvres chorales, écrites dans un langage musical accessible, interprétées par des voix en état de grâce, exercent sur l’auditeur, nous l’avons dit, une sorte d’envoûtement. Leur transparence, leur climat diaphane et leur éloquente intemporalité agissent comme un phénomène à la fois séducteur et enchanteur.  

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

Chronique réalisée sur la base de l’édition SACD.

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.