Parcours ému mais émollient autour du Cancionero de Palacio ?
The Palacio Songbook. Œuvres de Juan de Urrede (c1430-post 1482), Antoine Brumel (c1460-1513), Francisco de Peñalosa (c1470-1528), Juan del Encina (1468-1529), Alexander Agricola (c1446-1506), Gilles Binchois (c1400-1460), Bartolomeo Tromboncino (c1470-post 1535), Giacomo Fogliano (1468-1548), Joan Ambrosio Dalza (fl.1508), Lluys Milán (c1500-c1561), Heinrich Isaac (c1450-1517), Johannes de Quadris (ante 1410-1457 ?), Guillaume Dufay (c1400-1474) & anonymes. Da Tempera Velha. Florencia Menconi, mezzo-soprano. Jonatan Alvarado, ténor. Breno Quinderé, baryton. Ariel Abramovich, luth. Livret en anglais, français, allemand ; paroles en langue originale traduites en anglais. Juin 2022. TT 71’04. Glossa GCD 923540
Le quatuor Da Tempera Velha nous propose une anthologie contextualisée autour du Cancionero de Palacio, un fondamental recueil de la Renaissance espagnole, compilant des œuvres au tournant du XVIe siècle, et redécouvert voilà cent cinquante ans dans les archives du Palais royal de Madrid. Outre le référentiel album de l’ensemble Hespérion XX (Astrée, 1991), serti dans un somptueux consort vocal et instrumental, ce corpus alimenta diverses excursions discographiques dans le Siglo de Oro. On se rappelle ainsi un tir groupé de parutions il y a quelque vingt ans : Sola m’iré par l’ensemble Gilles Binchois (Virgin, 1999), Music for the spanish court du Dufay Collective (Avie, 2002), ou la contribution de la Capella de Ministrers (Licanus, 2003).
Le présent CD puise quelques pièces à ce manuscrit madrilène, qui en compte près de cinq cents, et les met en perspective avec d’autres pages contemporaines, non sans investiguer « l’influence des cours et nations environnantes » selon la notice signée de Jonatan Alvarado. Introduit par le célèbre Nunca fue pena mayor de Juan de Urrede, cette large heure se structure ensuite en quatre parties, argumentées avec une sophistication où le lecteur risque de s’égarer.
Les premier et quatrième volets explorent d’autres Chansonniers majeurs (Segovia, Colombina, Montecassino, El Escorial), confrontant deux motets (l’exubérant Ave, ancilla trinitatis de Brumel, l’intense Unica est columba mea de Peñalosa). Confrontant aussi la lyrique courtoise de Juan del Encina avec le répertoire franco-flamand incarné par Agricola, quitte à poser des mots sur des substrats instrumentaux, par un adroit procédé de juxtaposition. Interrogeant encore les relations stylistiques entre la souche castillane et la chanson de l’école bourguignonne. Les sources sont expertement croisées, sollicitant les fonds conservés à la BNF ou dans des vestiges napolitains-aragonais.
Excipant que des frottoles du Palacio se retrouvèrent sous les presses d’Ottaviano Petrucci, le premier des deux volets centraux illustre la perméabilité esthétique et la circulation des œuvres entre l’empire des Rois catholiques Ferdinand et Isabelle et la péninsule italienne, notamment en son aire vénitienne. La peinture dévotionnelle inspirait la religiosité de la pieuse monarchie ibérique : l’occasion d’invoquer un triptyque peint par Roger van der Weyden (La Crucifixion avec les saints et les donateurs) au sein du troisième volet, et d’y décliner par un jeu de correspondances iconographiques une galerie de motet, de romance, de villancico, d’oraison, traduisant la Passion du Christ, l’affliction de la Vierge.
Comme si ce cheminement n’était pas déjà assez riche de transversalités, miroirs et métaphores : en sus du déroulement fixé par le CD, les interprètes suggèrent un alternatif séquençage tel qu’ils le pratiquent en concert. Au risque de brouiller malencontreusement les pistes et décrédibiliser la construction du programme, qui semble d’autant plus alambiqué voire spécieux. Nonobstant ces prétextes plus ou moins pertinents, sont-ce les rapprochements opérés par ce récital qui conduisent à une interprétation homogénéisée ?
Car l’auditeur ne perçoit guère de variation entre les auteurs, les genres, les registres (profane, sacré) qui se trouvent abordés avec le même flegme. À condition d’accepter ce tempo somnambulique, escorté par un luth placide, que viennent à peine réveiller quelques rares et furtives envolées (Zagaleja del Casar ; Amours, amours, vostre service ; Ora baila tú) : l’écoute succombera-t-elle à ces polyphonies écartelées ? Elles exigent des trois chanteurs une longueur de souffle qui tend à instabiliser la justesse, la continuité de l’émission, parfois vacillante, et à nous éloigner des mots. Leur sens nous échappe certes moins que l’émotion qu’ils dégagent, léchée par une diction qui relève de l’onction. Comme si leurs fibres réagissaient à fleur de peau à la dénervation qu’on leur inflige ?
À telle enseigne, on ne saurait nier que ce florilège, malgré ses fragilités conceptuelles et interprétatives, véhicule un touchant cortège, imprégné d’une authentique et délicate sensibilité. Pour déployer pareilles torpeurs, l’oreille aurait toutefois apprécié une acoustique moins exiguë : dans un même format, on peut préférer l’écrin agréablement réverbéré de l’église d’Urcy que l’équipe de Dominique Vellard avait choisie en octobre 1996. On sait le talent des quatre membres de Da Tempera Velha, employés dans d’autres configurations. On reconnait que leur prestation a su ici forger une irrécusable cohésion collective. Mais leur projet n’achoppe-t-il pas sur une osmose qui distend la force signifiante des textes de ce Cancionero et de son voisinage ici convié ?
Christophe Steyne
Son : 7 – Livret : 8 – Répertoire : 7-9 – Interprétation : 6-7