De la maison des morts de Leoš Janáček, un opéra à la sauce Castorf
Leoš Janáček (1854-1928) : De la maison des morts, opéra en trois actes. Peter Rose, Evgeniya Sotnikova, Charles Workman, Bo Skovhus, Christian Rieger, Manuel Günther, etc. Chœurs du Bayerische Staatsoper et Bayerisches Staatsorchester, sous la direction de Simone Young. Mise en scène de Frank Castorf. 2020. Résumé de l’intrigue en anglais et en français. Sous-titres en anglais, français, allemand, coréen et japonais. 97.00. DVD (ou Blu-Ray) BelAir BAC 173.
Le dernier opéra de Janáček ne fut créé que deux ans après sa disparition. Cet univers clos peuplé de personnages multiples (une vingtaine de rôles), à l’expressionisme musical marqué, s’inspire du livre de Dostoïevski Souvenirs de la maison des morts, publié en deux fois, en 1860 et en 1862, après les quatre ans de bagne auxquels l’écrivain fut condamné entre 1850 et 1854, à Omsk en Sibérie, à plus de deux mille kilomètres de Moscou. Le sujet de l’opéra ne suit pas l’ouvrage de Dostoïevski : il lui fait des emprunts. Il se concentre sur la vie dans le camp, dont l’organisation est complexe, et au sein duquel les sentiments sont portés à leur paroxysme, avec des luttes de pouvoir, des violences, des passions, des jalousies, dans l’attente d’une libération, donc d’une autre vie. La déchéance et la déshumanisation sont présentes, les haines également, mais pointe aussi de temps à autre une sorte d’affliction, voire de tendresse. Les récits cernés par Leoš Janáček sont des morceaux de vie hétéroclites qui forment un univers à eux seuls, sur lesquels le compositeur a greffé une musique d’une grande puissance évocatrice, mélange d’onirisme et de réalisme qui s’exprime par un orchestre contrasté, aux arêtes vives, nettes et dramatiques. Le texte est fondamental, le style est souvent parlé et l’énergie déployée tout au long de l’oeuvre n’est pas synonyme de surcharge, mais plutôt d’une tension qui ne se relâche jamais.
C’est l’une des partitions lyriques les plus fortes du XXe siècle. On a bien sûr dans les oreilles (et dans les yeux) la version de Chéreau/Boulez d’Aix-en-Provence en 2007, sur un DVD Deutsche Grammophon, exemplaire réussite après la collaboration légendaire des deux partenaires à Bayreuth pour le Ring et à l’Opéra de Paris pour Lulu. Cette production rendait compte avec rigueur et fidélité, dans un contexte charnel et intemporel, de toutes les injustices et de toutes les prisons du monde, donnant à l’opéra une dimension universelle bouleversante, servie par des chanteurs exceptionnels (Olaf Bär, Eric Stoklossa, Peter Straka, Heinz Zednik, Jiri Sulzenko, John Marc Ainsley…, un plateau de rêve). Au printemps 2018, en mai, une autre production a été proposée au Bayerisches Staatsoper de Munich, dans une mise en scène de Frank Castorf, la direction musicale étant confiée à la cheffe d’orchestre australienne Simone Young. C’est celle que BelAir met à disposition. Autant la version Boulez/Chéreau semblait d’une évidence qui coulait de source, autant celle de Castorf/Young est déconcertante. Le metteur en scène a souvent été à la base de réactions diverses, notamment à l’occasion de son Ring de Bayreuth en 2013, objet de bien des polémiques, Castorf mélangeant à l’action de multiples références, souvent hors sujet, au cinéma, à l’histoire, aux médias ou au capitalisme.
Qu’en est-il de ce Leoš Janáček ? Il faut reconnaître qu’il est déroutant et qu’il y a de quoi y perdre son latin. Lorsqu’on en termine la vision, on a la sensation de ne pas avoir saisi la portée de l’intention, ni d’avoir compris toutes les idées et nuances du metteur en scène. Mais ce n’est pas la première fois que l’on éprouve cette (désagréable ?) impression à l’issue d’un spectacle, et l’on ne se flagelle pas pour autant. Le souci ici, c’est l’impression de désordre qui règne ; dans le camp de prisonniers, maltraités, battus, humiliés, cela peut encore se justifier, mais dans l’action à suivre, c’est interpellant. L’action (mais c’est un opéra sans action, en vérité !) débute dans un endroit imprécis, où l’on découvre un méli-mélo d’enseignes lumineuses de marques commerciales (Pepsi - publicité gratuite ?) et des affiches de films (« Amityville », série d’horreur américaine, dont le contexte est aux antipodes de Dostoïevski), au milieu d’éléments préfabriqués représentant clôtures, miradors, barbelés… Trouvaille inattendue, mais qui ne l’est pas tellement quand on pense à ce que nous propose l’imagination des metteurs en scène de notre temps, Castorf n’étant pas le dernier dans le domaine des élucubrations : la présence de caméras, sur scène, parmi les personnages, caméras qui filment de près attitudes ou visages, le tout étant projeté sur écran vidéo suspendu, avec aussi, de temps à autre, des images d’archives. Pas facile pour les artistes et pour les techniciens d’évoluer dans un tel environnement ! Dans ce lieu d’enfermement millimétré, on arrive, on est battu et humilié, on souffre, on meurt ; on peut même finir par en sortir, avec les excuses du commandant du camp, dépeint comme un vrai sanguinaire.
On ne détaillera pas ici les divers épisodes qui émaillent une intrigue où l’étouffement prend souvent à la gorge, car la réalité est là, dans l’horreur crue de l’enfer carcéral. Le souci, c’est que Castorf crée la confusion, par exemple au deuxième acte, lorsque les prisonniers sont autorisés à créer de courts spectacles destinés à les distraire un instant de leur sort. On assiste ébahi à des déguisements à la sauce pseudo-mexicaine, à moins qu’ils n’émanent du carnaval de Rio, avec masques hideux et camouflages tout aussi laids, mais aussi passe-partout, comme un homme-squelette ; on passera sur l’une ou l’autre scène qui frôle la pornographie, mais d’aucuns diront que c’est de l’érotisme justifié en rappelant que les prisonniers ont encore un sexe qui fonctionne. On passera aussi sur la confusion du symbole de l’aigle blessé, qui va finir par se transformer (mais avons-nous bien compris ?) en une meneuse de revue avec plumes de toutes les couleurs et paillettes assorties. Il est possible qu’à la manière de Chéreau et se souvenant de lui (il ne peut en être autrement !), Castorf ait tenté à son tour le message universel de l’oppression : c’est la question soulevée notamment par l’insertion entre les actes II et III d’un bagnard éméché qui baragouine un extrait de la Bible… en espagnol, langue de l’interprète ; serait-ce une allusion au régime de Franco ?
Que devient la musique dans cette esthétique-galimatias qui tient du grotesque plus que de l’absurde ? La direction de Simone Young laisse parfois perplexe : à côté de moments de réelle intensité, d’autres tombent à plat, les nuances ne sont pas toujours contrôlées, les couleurs sont définies selon les circonstances, vaille que vaille ; dans le contexte, peut-être cette cheffe de talent s’y perd-elle un peu, elle aussi ? La tendance à couvrir certaines voix ne respecte pas toujours l’importance du texte, dont nous avons souligné la priorité et à laquelle Leoš Janáček tenait. Pourtant, c’est le plateau vocal, chœurs compris, qui sauve en partie l’entreprise. Dans ces multiples références à la résolution souvent floue et décalée, certains font merveille, en particulier, dans le rôle de prisonniers, le baryton Bo Skovhus en Chichkov et la basse Peter Rose en Gorjanchikov, tout comme le détestable personnage du commandant incarné par le baryton Christian Rieger, ou encore Evgenyia Sotnikova en Aljeja : c’est elle qui est au centre de la confusion, déjà signalée, avec l’aigle blessé transformé en meneuse de revue.
En bout de course, la perplexité demeure. S’il n’est pas absolument indispensable de tout assimiler parmi les intentions d’un metteur en scène (quoique…), on soulignera le fait que cela entraîne quand même une grande frustration, car face à une œuvre aussi forte à travers laquelle Castorf a sans doute voulu mettre en évidence la déchéance et toute forme de déshumanisation, le message demeure indécis et, pour tout dire, fabriqué et inachevé. Le retour à la case Boulez-Chéreau s’impose, sans la moindre discussion.
Note globale : 6
Jean Lacroix