Peter Waldner et Michel Kiener dans les Goldberg : du chevet feutré au boudoir galant
Deux grands clavecinistes au sommet de leur art s’attèlent aux Variations Goldberg sur deux instruments typés et aussi dissemblables que leur approche. Nouvelle mouture d’un artiste helvète qui les avait déjà gravées voilà trente ans pour un label marginal. Et retour d’un enregistrement réalisé en 2000 que son voisin confrère Peter Waldner réédite sous sa bannière, Tastenfreunden. Deux exercices de style, l’un malaxé dans l’argile, l’autre ciselé sur porcelaine.
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Variations Goldberg BWV 988. Peter Waldner, clavecin. Livret en anglais. Avril 2000. TT 74’27. Tastenfreuden 9 // Michel Kiener, clavecin. Livret en français, anglais, allemand. Juin 2017. TT 42’26 + 45’36. Passacaille 1108
Michel Kiener reste fidèle à ce scintillant William Dowd (1978) d’après Blanchet qu’il avait déjà utilisé en 1988 pour ses Goldberg captées par le label dunkerquois Cercle Kallistos (CK 1004). Au fil des ans, ce double-vinyle tiré à mille exemplaires est devenu un item collector très prisé et jouit d’une excellente réputation, tant chez les audiophiles que chez les mélomanes.
Pour son compte, Peter Waldner réédite sous son étiquette Tastenfreuden un album réalisé voilà vingt ans et originellement diffusé par ORF Tirol. Le clavecin du musée SIMPK de Berlin, attribué à Gottfried Silbermann, s’avère contemporain de l’œuvre ; Sabine Hoffmann venait de le recorder à tension modérée, compatible avec l’état de la mécanique. Ce qui contribue à une sonorité particulièrement douce (aigus sous éteignoir, basses au fusain, medium velouté) sans une once d’agressivité, flattant le moelleux des trois jeux (8’ 8’ 4’), conforté dans une acoustique proche et feutrée. Elle permet cette « clarté et intelligibilité de la conduite des voix » et ce cantabile dont parle l’interprète en ses lignes, qui se traduisent par une diction effectivement lisible et surtout coulante. Laquelle renonce rarement au jeu lié, le cas échéant dans les pages les plus contrapuntiques, comme la fughetta ou les canons conclusifs des triades. Signalons d’ailleurs une probable erreur d’arithmétique dans le livret qui mentionne (page 5) des variations divisées en vingt (sic) groupes de trois.
Un revers de ce charmant legato serait des textures émoussées, parfois même liquéfiées (Canone alla settima, l’Adagio), une certaine uniformisation des caractères, et quelques moments qui manquent de piquant : les variations 14 et 26, l’Ouverture (no 16) où l’on souhaiterait davantage de retenue, de noblesse. La performance ne manque pas d’aplomb mais se linéarise, mobilisant un barycentre qui se meut sans malmener les équilibres internes. L’incontestable virtuosité du musicien nord-italien se déploie ainsi sans ostentation. La variation 6 rechigne au brio, et se trouve privée de toute reprise -dans les autres pièces, la plupart sont pourtant respectées. Les espiègles variations 28 et 29 semblent faire violence à cette bienséante alcôve éclairée à la bougie, jusqu’à un Quodlibet dénué d’exubérance mais qui exhale toutefois un délicieux chatoiement. Au demeurant, la chaleur du timbre (délicatement veiné dans les accouplements), la proximité intimiste, et l’humilité du propos déterminent une écoute douillette, câline, attachant compagnon d’insomnie dont on pourra faire son disque de chevet, littéralement. On le parcourt sereinement, et ce n’est pas si commun : sans surprise mais sans ennui. In medio stat virtus.
Après cette lecture crépusculaire et ménagée, on rallume les chandeliers, on déménage : ce sont un instrument et une acoustique bien plus brillants qui nous accueillent dans le témoignage de Michel Kiener. Et pourtant, l’approche est tout aussi suave et léchée. Mais les voix qu’unifiaient le regard élucidant, le geste congruent et la cohésion graphique de Peter Waldner, ressortent ici dans une spatialisation riche et un toucher étudié qui ne les égalisent pas (la ligne basse du Canone all’Unisono). Car globalement l’artiste suisse mène un propos bien plus recherché et libéré que son confrère qui recentrait les énergies et concentrait le contrepoint : on le constate dès l’aria introductive, étirée, effilochée avec soin, puis dans cette agogique centrifuge, striée de retards calculés (quitte dans la no 4 à privilégier la désynchronisation sur la propulsion), aérée par de subtiles respirations, animée de perspectives autonomes, adornée par une ornementation fleurie. Quelques écueils au revers de ces portraits pompadouriens ? Admettons que l’étincelante variation 14 se cherche contenance là où peut suffire le dirigisme.
Cette interprétation n’est pas peu redevable au ramage du Baroque français : elle lui est toute vouée, lui doit tout ! Ou presque. La géométrie du cahier se cède à un décor d’agrément. Le chant se partage-t-il à la danse ? Non, les composantes lyriques et chorégraphiques s’interpénètrent plutôt dans un constant bonheur d’expression. Seraient-ce l’effet mignard, la pose galante, la sensibilité encore couperinienne (exquis Canone alla quinta) qui nourrissent la galerie où nous promène Michel Kiener ? Dans un tel projet, la technique comme le style sont parfaitement maîtrisés. Et tellement judicieux dans leurs influences, ou leurs emprunts : les savants traînages de l’Adagio cultivent une lumineuse palette d’émois qui doit autant à Scarlatti que les plaquages et le claquant émail des deux dernières variations.
Le livret du CD se structure autour de la légende qui entoure l’œuvre (la commande du Comte Keyserling, l’élève Goldberg qui escortait ses nuits, la coupe remplie de Louis d’or…) : thèse, mise en cause de ce récit de Forkel, mais finalement sagace réhabilitation du mythe à la lumière d’arguments qu’on entend trop rarement. Est-ce ce genre de dialectique refondatrice qui oriente aussi la prestation de Michel Kiener ? Tester la vraisemblance et crédibiliser l’hypothèse (évidente et dissimulée sous le vertigineux génie de ces trente inventions sur une sarabande) d’un Bach imprégné du clavier Louis XV. Le substrat prouvé par l’apparence ? Vertu du paradoxe : au-delà du cortège des vignettes polyphoniques, on retrouve l’essentiel dans le vernis même : sur semblable copie de Blanchet, Gustav Leonhardt (sa version DHM de 1978) courtisait la même broderie, s’enivrait des mêmes coloris, pour des conclusions bien moins radicales. En guise de démonstration, voici donc le nécessaire exercice des Goldberg à la François Boucher, toutes de grâce et de tendre ingénuité, importées de Versailles mais surtout transportées d’intelligence. Cette esthétique rectifiée nous convainc de sa pertinence. Et la magnifie, avec le concours d’une somptueuse captation.
Michel Kiener = Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10
Peter Waldner = Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8,5
Christophe Steyne