Haydn tardif et premier Beethoven, réunis au pianoforte par Michel Kiener et Gianluca Cascioli
Joseph Haydn (1732-1809) : Sonates en mi bémol majeur Hob. XVI:49, en ut majeur Hob. XVI:50, en mi bémol majeur Hob. XVI:52. Variations en fa mineur Hob. XVII:6. Michel Kiener, pianoforte. Mai 2017. Livret en anglais, français. TT 77’21. Passacaille PAS 1144
Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Sonates no 7 en ré majeur Op. 10 no 3, no 8 en ut mineur Op. 13, no 12 en la bémol majeur Op. 26. Rondo en ut majeur Op. 51 no 1. Gianluca Cascioli, pianoforte. Mai 2022. Livret en anglais, français, italien. TT 68’07. Arcana A558
Une dizaine d’années seulement séparent ces six sonates, qui comptent parmi les dernières au catalogue haydnien (1789-1794), et les premières de Beethoven (1798-1801). Ces deux salves sont ici jouées sur des pianofortes inspirés du facteur viennois Anton Walter (1752-1826), étrangement prénommé « Johann » sur l’album Passacaille qui emploie un instrument de Christopher Clarke (1991) d’après un modèle de 1790, pour ces sessions captées à Moulin-en-Clarens. Probablement une copie de celui conservé au Germanisches National Museum de Nuremberg, qu’avait aussi utilisée Yasuko Uyama Bouvard pour son CD « Dans la bibliothèque des Esterházy » (Hortus). Dommage que le livret reste aussi laconique à ce sujet ! Dans un numéro de la revue Early Music d’août 1997, Michael Latcham rappelait que « Haydn, peut-être en raison d’une association commerciale avec Johann Schantz (c.1762-1828), un fabricant de piano originaire de Bohème actif à Vienne à compter de 1790, était plus critique [que Beethoven] sur les instruments de Walter ».
Même si Andreas Staier avait utilisé le même instrument tout frais sorti des ateliers de Christopher Clarke pour les sessions de novembre 1989, dans son anthologie de sonates tardives pour DHM, on pourrait donc relativiser le choix d’une telle facture, d’autant que la notice précise que Haydn avait découvert « des pianos anglais très différents des modèles viennois et offrant des capacités dynamiques accrues » lors de ses deux séjours à Londres (1791-1794), durant lesquelles furent écrites les trois sonates Hob. XVI:50-52. Le programme rassemble deux d’entre-elles, et la Hob. XVI:49 (1789-90) d’un caractère serein voire galant, dédiée à Maria Anna von Genzinger, épouse d’un notable (médecin et universitaire) de la capitale autrichienne. C’est peut-être cette dame qui inspira le trouble sentiment des Variations en fa mineur, au sujet desquelles Paul Badura-Skoda observait : « l’intensité de la virtuosité et un style personnel presque romantique semblent annoncer Beethoven [...] Alors pourquoi ne pas voir dans le climat tragique de la sonate op. 31 no 2, La Tempête, l’ombre de Haydn » (livret du CD Arcana A352, enregistré en octobre 2008 au Musée du château de Kremsegg).
Dans les ultimes opus de 1794, Michel Kiener exalte la veine « Sturm und Drang » des Allegros dont il livre une interprétation fraiche et stimulante. Sous ses doigts, même les Adagios sont parcourus d’une fertile impatience qui tend les lignes de chant, et la sonate antérieure n’échappe pas à une diction impérieuse dans l’Allegro non troppo. Le pianiste suisse infléchit le cantabile central par des césures et des respirations haletantes qui véhiculent une émotion poignante. Globalement, ces intelligentes lectures tournent le dos à l’affable, au gemütlich, et leur agogique sophistiquée investit les œuvres comme un savant laboratoire du clavier classique à l’étroit dans ses coutures. Cette exploration ouvre des voies au moins aussi légitimes que les enregistrements, sur instruments « modernes », d’un Alfred Brendel (Philips) ou d’une Lili Kraus (son impérissable témoignage dans la XVI:49 en 1953 pour Ducretet-Thomson, immortalisé par les micros d’André Charlin), dont les intuitions indémodées ont pavé la voie aux investigations sur pianoforte –celles dont Michel Kiener se fait ici un avocat parmi les plus sûrs.

C’est un instrument aux sonorités moins pleines, plus marbrées et calfeutrées, aux saveurs boisées et pailletées d’harmoniques, qui s’exprime dans ce Paul McNulty de 2009, d’après un Walter de 1805. En 1994, à l'âge de quinze ans, Gianluca Cascioli triomphait au Concours international de piano Umberto Micheli, ce qui lui ouvrit les micros de Deutsche Grammophon dès décembre 1995. Beethoven apparaissait dans les trois disques que le tout jeune pianiste enregistra pour l’étiquette jaune : des Variations, des Bagatelles, des pages de circonstance… Pour ce même label et pour Decca furent ensuite gravées cinq sonates (nos 14, 1, 24, 26, 29), les seules avant que l’artiste italien s’en vienne ici confier trois autres à Arcana, cette fois sur pianoforte.
Une confrontation attendue, dans la mesure où il s’était frotté aux instruments d’époque dès ses études, grâce à la collection de son professeur Franco Scala, et qu’il s’inscrit depuis longtemps dans une pratique « historiquement informée ». Qui se traduit par exemple ici, selon l’entretien consigné dans le livret, par des cadences improvisées en prolongement des points d’orgue, ou par le rubato dans le Largo de la septième sonate, au demeurant ponctué d’accents tapageurs. Au-delà de ces initiatives, et alors que Michel Kiener maintenait l’intérêt par sa seule science du phrasé, les riches timbres de l’instrument participent au relief de l’écoute voire l’accaparent. Globalement, on imaginerait difficilement textures plus prolixes. Car le pianiste italien ne se prive pas de solliciter la palette d’effets permise par le mécanisme una corda, et par l’estompe du « modérateur », ainsi dans l’Adagio cantabile de la célèbre « Pathétique ».
C’est le Beethoven le plus téméraire qui s’expose dans l’Allegro di molto e con brio de cette sonate en ut mineur, que le pianiste soumet à des audaces d’élocution, une versatilité cinétique, à une dynamique en crise qui exaspèrent la dramaturgie voire la théâtralisent. Dans le Rondo final, cette façon de darder les arpèges, d’hérisser les hiatus, de plaquer les accents, de chantourner certaines fins de phrases comme d’inutiles et rhétoriques parenthèses, pourra captiver ou agacer. Tout aussi contestable : dans l’Andante de la douzième sonate, les moirures, les faux-reflets qui scintillent de l’instrument pourront distraire de la galerie de variations qui en devient une bizarre échoppe à joaillerie. D’autant que quelques disjonctions y contrecarrent le galbe. Pareil atelier convient mieux au Scherzo, revisité comme un cabinet de curiosités, qu’à la Marcia funebre qui en troque sa grandeur pour une étrange chaudronnée d’humeurs bilieuses. Le genre de moments qui rend particulièrement malaisée l’évaluation de cet album.
Sa découverte n’est pas sans risque. Les partisans de l’autre-chosisme seront comblés par ces iconoclastes libertés, certes non étrangères à l’idiome d’un compositeur au fertile tournant de son trentenaire. Sans verser dans un révérencieux purisme, abonné à tant de grands enregistrements qui courtisèrent ces œuvres, les traditionnalistes se demanderont toutefois si l’inventivité, et même sur un pianoforte, ne pourrait se concilier à des expériences moins expressionnistes et chambouleuses. On ne se lancera pas dans un débat d'authenticité ; c’est peut-être ainsi que Beethoven conçut et entendit ses pages. On vous laisse trancher et, malgré nos nécessaires prévenances, on ne dissuadera pas la rencontre avec cette parution qui a le mérite de ne pas laisser indifférent. L’électrisant voltage impulsé au Rondo liminaire, épidermique à souhait, pourra servir de test.
Christophe Steyne
Passacaille = Son : 9 – Livret : 7,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9,5
Arcana = Son : 8,5 – Livret : 8 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 8 ?