Philippe Pierlot et le Collegium Vocale de Gand : deux cantates de Bach tressées en rais-de-cœur 

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Cantates Ich hatte viel Bekümmernis, BWV 21 ; Die Himmel erzählen die Ehre Gottes, BWV 76. Chorals pour orgue BWV 639, 663, 617, 715. Maria Keohane, soprano ; Carlos Mena, altus ; Julian Prégardien, ténor ; Matthias Vieweg, basse. Philippe Pierlot, Collegium Vocale Gent, Ricercar Consort. Bernard Foccroulle, orgue du Temple du Bouclier à Strasbourg.  2018 et 2020. Livret en français, anglais, et allemand (paroles des cantates en allemand et traduction bilingue).  82’48. Mirare MIR490

Caveat emptor !, la généreuse durée pourrait poser problème sur d’anciens lecteurs CD. Ceci prévenu, il ne faut pas longtemps pour se rendre compte que cet album frappe fort et haut. Soli Deo Gloria. Étreindre et séduire, raffiner et magnifier : peu d’interprétations réussissent l’équation. Encore moins triomphent au niveau de ce que nous offre ici Mirare, dans une captation (église de Beaufays) dont l’audiophilie ne gâche rien.

Voici réunies deux cantates pour le calendrier liturgique de l’après Trinité : Die Himmel erzählen die Ehre Gottes (second dimanche) et la vaste Ich hatte viel Bekümmernis (troisième dimanche). Alors que le compositeur venait de gagner Leipzig pour prendre le poste de directeur musical des églises Saint Nicolas et Saint Thomas, il s’illustra aussitôt par ce BWV 76. Il réutilisa aussi la BWV 21 pour l’office de la semaine suivante, le 13 juin 1723. Une cantate qui remontait à l’époque de Weimar (1713), et déjà plusieurs fois remaniée : 1714 où elle y fut jouée le 17 juin, 1720 à Köthen, et encore une fois pour son arrivée à Leipzig. Cette troisième mouture introduit quatre cuivres en doublure du contrepoint de Sein nun wieder zufrieden. D’autres différences distinguent ces étapes de rédaction (tonalité, distribution des airs entre soprano et ténor, mélange solistes/tutti) : on pourra appréhender ces options dans le volume 1 de Ton Koopman (Erato, décembre 1994) et mieux encore dans les volumes 6 et 12 de l’intégrale Masaaki Suzuki (label Bis, juin 1997, juin 1999). Dans le cadre de cette genèse compliquée, on aurait souhaité que notre CD spécifie l’édition employée ; l’absence de trombone prouve qu’on entend une version antérieure à l’état de Leipzig.

En tout cas : rien que le récitatif de la BWV 21 par Julian Prégardien rendrait ce disque indispensable. Un modèle. On tressaille sur le « Ach! kennst du nicht dein Kind ? » qui touche la corde sensible. On est suspendu à ces lèvres. Les tempêtes et vagues de l’affliction (plage 5 : « Sturm un Wellen », 1’58) nous empoignent et secouent par une diction qui excède le simple figuralisme. Superbe effet de carrousel pour le « Und bist so unruhig » actionné par l’équipe chorale. En lieu de prédication, le programme interpose judicieusement le choral Ich ruf zu dir avant le recitativo « hélas Jésus, mon repos, ma lumière, où es-tu ? » qui valorise le duo entre Maria Keohane et Matthias Vieweg, splendides de timbres et de déclamation dans leur commune aria. Au gré de voyelles ouvertes et mouillées, de quelques préciosités (attaques gonflées par-dessous, modulations des roulées alvéolaires sur les « Tränen » successifs), la soprano suédo-irlandaise avait montré dès sa première contribution combien elle compte soutirer au texte toute sa suggestivité. L’émotion rayonne dans le chœur final. L’équipe de trompettes (Guy Ferber, Aline Thery, René Maze) y contribue aux enluminures mélismatiques, dans un élan qui n’oublie pas le réfulgent décor tressé d’Amen et d’Alléluia.

On aurait ensuite souhaité une lecture moins dodue et plus ascensionnelle du Allein Gott in der Höh sei Ehr (celui en sol majeur du Manuscrit de Leipzig) qu’épaissit la prise de son. Sur un instrument de Dominique Thomas où Jean-Luc Thellin avait gravé chez Organroxx le volume 4 de son intégrale en cours (Crescendo Absolu en janvier dernier), Bernard Foccroulle nous y rappelle ses qualités de plénitude mais aussi de sobriété.

Puisque nous sommes aux cieux, la Cantate BWV 76 nous y éblouit. Maria Keohane y confirme sa souplesse un brin coquette, Matthias Vieweg son verbe zélé. Carlos Mena nous oint d’un chant pur, subtilement vibré pour ses deux interventions. Les deux parties de l’œuvre sont séparées par le pertinent Herr Gott, nun schleuss den Himmel auf, où l’organiste privilégie une adéquate mobilité. Dans la Sinfonia, le sublime oboe d’amore d’Emmanuel Laporte est l’occasion de souligner combien les anchistes (avec Jean-Marc Philippe, l’autre hautbois) nous délectent quel que soit le registre affectif.

Autour de la viole de Philippe Pierlot, le Ricercar Consort aura prodigué un écrin précis, généreux, inspirant : une prestation qui allie humilité et charisme, netteté et chaleur. À l’avenant : les huit chanteurs du Collegium de Gand arborent une modénature parfaitement proportionnée, épanouie. Et surtout expressive, qui ne craint ni la vélocité ni la rigueur chenue des passages austères. Des tempi qui apparaissent toujours évidents : enjoués mais non pressés (démonstration dans le coro introductif BWV 76, délicieusement effervescent), radieux mais non flasques. Opulence du coloris, chrysopée que nimbe le bleu azur d’un firmament serein : à l’image des ors à foison et des lobes céruléens que l’on voit sur le Fra Angelico reproduit sur la couverture (non le Jugement Dernier conservé à Rome ou Florence, mais le retable de la Gemäldegalerie de Berlin).

Le CD s’achève par un Allein Gott in der Höh sei Ehr (celui BWV 715) sur les tuyaux strasbourgeois, peut-être trop guindés pour conclure un tel monument d’empathique ferveur. Qu’importe : voilà un nouveau jalon majeur dans la discographie sacrée du Kantor. « À la seule Gloire de Dieu » titre la pochette. C’est aussi un peu celle du Collegium Vocale constitué par Philippe Herreweghe en 1970, qui a donc soufflé en 2020 ses cinquante bougies. Et qui avait déjà enregistré la BWV 21 sous la conduite ciselée de son fondateur (Harmonia Mundi, 1990). Flanqué de solistes et d’un orchestre de haut vol, quel cadeau pour célébrer cet anniversaire ! Dans l’absolu, un album idéal pour faire aimer l’univers des cantates de Bach. Une frise à jet continu. Quel carquois ! Pour ces deux opus, on ne connait pas beaucoup de disques vous décochant de telles flèches : elles visent l’âme et touchent le cœur. 

Christophe Steyne

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

 

 

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